L’étude ci-dessous
Synthèse
Perceptions de l’Accord de Libre Echange Complet et Approfondi (ALECA) :
Étude des attentes et conséquences économiques et sociales en Tunisie
Depuis 2014, la Tunisie et l’Union Européenne (UE) ont entamé des négociations pour établir un nouvel accord de libre-échange, appelé Accord de Libre Echange Complet et Approfondi (ALECA). Cet accord est la nouvelle étape de la stratégie de libéralisation des économies de la Méditerranée, entreprise par l’Union Européenne depuis plusieurs décennies.
A la fin des années 1990 et au début des années 2000, les Accords d’Association (AA), qui ont supprimé les droits de douane sur les produits industriels, ont été signés par huit pays méditerranéens[1]. De même, les ALECA, ajouts aux AA, ont vocation à s’étendre à l’ensemble des pays méditerranéens et permettent de libéraliser le commerce des services, de l’agriculture, de réduire les barrières « non-tarifaires », mais aussi de faire s’aligner les pays partenaires de l’Europe sur les normes et les modes de fonctionnement de son économie, grâce à « l’harmonisation règlementaire ».
La volonté d’effectuer une coopération réglementaire est cruciale. En ayant le pouvoir de dicter les normes qui doivent être adoptées pour commercer sur le marché mondial, l’Union Européenne et ses partenaires recherchent une position de force[2]. La prolifération des traités bilatéraux et régionaux, ou le projet chinois de « nouvelles routes de la soie »[3], sont ainsi le symptôme d’une bataille d’influence commerciale et de propagation d’un modèle économique et de société. Au-delà des échanges commerciaux, l’ALECA induit un modèle économique en Tunisie. Il impose la réduction voire la suppression des subventions et aides d’Etat, la fin de la régulation des prix, et surtout l’interpénétration des marchés, en incluant par exemple les marchés publics, qui seraient accessibles aux entreprises européennes. Après les réformes de l’ajustement structurel, c’est une nouvelle étape de libéralisation qui est demandée[4].
En Tunisie, l’Europe ne voit pas un grand intérêt économique direct[5], mais cherche à consolider sa zone d’influence économique. Les discussions pour un ALECA ont en effet d’abord été engagées avec le Maroc et la Tunisie, ces derniers étant considérés comme les plus proches de l’Europe. En réalité, ce sont aussi les pays qui dépendent le plus de l’Union Européenne dans leurs échanges commerciaux. C’est donc l’Europe qui est à l’initiative du projet d’ALECA avec la Tunisie. L’ALECA est un accord économique standard, qui ne prend pas en compte les spécificités des pays. Or la Tunisie fait face à des enjeux très spécifiques, que ce soit au niveau strictement économique et social ou au niveau des facteurs de productions tels les ressources humaines et naturelles. Il est ainsi nécessaire pour la Tunisie de proposer une contre-offre à l’Europe, adaptée aux enjeux du pays.
La présente étude a donc été menée selon deux objectifs. Elle vise d’abord à prendre le pouls de l’appréciation de l’ALECA par des acteurs économiques clés, pour avoir une meilleure compréhension des conséquences réelles ou perçues de ce projet. Elle vise ensuite à contribuer à la réduction de cette lacune de proposition tunisienne construite. Les témoignages recueillis sont des visions des acteurs de terrain, qu’ils soient économiques, syndicaux ou associatifs.
I/ Description de l’ALECA et ses mesures
Concrètement, l’ALECA est un accord constitué de 14 chapitres. Si on le décompose, on peut néanmoins dégager 5 axes.
- Secteurs précis : agriculture, services et énergie
Une première partie concerne des secteurs précis. Avec l’ALECA, l’agriculture et les services seront ouverts à la concurrence européenne, sauf pour les sous-secteurs explicitement exclus. Cela se passera à la fois par le démantèlement de droits de douanes dans l’agriculture que dans l’arrêt de règles empêchant les services étrangers de facilement pénétrer sur le marché. De plus, avec l’harmonisation des règles, notamment SPS, les deux parties espèrent pouvoir reconnaitre mutuellement leurs produits, sans contrôles supplémentaires. Cependant, pour les services, d’autres barrières subsisteraient, notamment l’accès au financement en Europe et les restrictions de mobilité. Dans secteur de l’énergie, plus de concurrence est prévue avec notamment la dérégulation des prix et l’utilisation par des tiers du réseau énergétique.
- Ouverture et renforcement de l’investissement
Une deuxième partie de l’ALECA a pour objectif d’ouvrir totalement les investissements européens en Tunisie, et de renforcer le pouvoir des investisseurs. Pour que l’investissement soit libre, il ne pourra être soumis à aucune limitation en termes de volume d’investissement, de proportion de capital étranger, d’obligations d’emploi de personnel local ou de transfert de technologie…[6] D’autres part, les investisseurs seraient renforcés. Avec l’arbitrage, qui permet d’attaquer les Etats si des mesures ne leur conviennent pas. Et avec le renforcement de la propriété intellectuelle, qui conforte le pouvoir des multinationales, notamment pharmaceutiques, en leur donnant des monopoles pendant plus de 20 ans.
- Harmonisation règlementaire
Par l’harmonisation réglementaire, l’économie tunisienne serait régie par les règles européennes. Cela concerne tous les secteurs d’activité. La Tunisie devrait à terme, selon un calendrier défini, remplir toutes les normes requises pour les Etats membres de l’UE[7], et suivre ses décisions règlementaires. Mais elle devrait aussi se conformer directement au Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE – l’équivalent d’une Constitution à l’échelle européenne), dans le cadre de la concurrence, et ouvrir ses marchés publics aux opérateurs européens. C’est donc une modification et libéralisation directe du système économique interne, à l’image de celui de l’UE, qui est prévue par ces chapitres.
- Mesures techniques de coopération
Une quatrième dimension serait celle de la protection des mesures mises en place dans l’ALECA, par la coopération douanière, l’échange d’informations, les mesures de protection de l’économie. De telles dispositions de coopération et de communication sont présentes pour assurer que le commerce se passe comme prévu.
- Développement durable
Les chapitres développement durable et PME (petites et moyennes entreprises), n’impliquent pas de changement de la législation ou du commerce. Ce sont des mécanismes d’encouragement, de diffusion et partage d’informations et des références aux traités internationaux sur l’environnement et le travail.
II/ Appréciation générale des acteurs sur l’ALECA
- Evaluation statistique non représentative : connaissance et a priori sur l’ALECA
Un débat public et une plus grande diffusion d’informations est nécessaire. Les a priori sur l’ALECA sont très répartis entre le positif, le négatif et le mitigé, mais la majorité des personnes voudraient en savoir plus. De meilleures études d’impact, sur chaque secteur et sur certaines mesures phares de l’accord aiderait ce débat, en plus d’être des conditions nécessaires pour une bonne négociation. Il en est de même pour le bilan des expériences passées, et notamment de l’AA. De la même manière, aucune personne interrogée, même dans les syndicats, ne considère avoir une influence importante sur les négociations. La situation est dramatique dans les régions, où il n’y a presque aucune information. Un effort de transparence et de diffusion d’information est ainsi nécessaire.
- Appréciation de l’accord : un aspect négatif, un aspect positif
Sur l’agriculture, la crainte de l’envahissement des produits européens, de la non-résistance à la concurrence ou de la destruction de la petite agriculture est forte (8 réponses). En corollaire, plusieurs intervenants craignent la perte de la souveraineté alimentaire, voire de la sécurité alimentaire pour certaines personnes, avec l’ouverture à la concurrence étrangère du marché céréalier. Malgré la prédominance de l’intérêt pour ce secteur, seules 2 personnes interrogées choisissent un point positif dans le secteur agricole, qui seraient d’apporter de meilleurs investissements pour l’une et de bénéficier à certains produits de niche grâce à des productions précoces pour l’autre. Beaucoup d’intervenants voient un tel partenariat d’un bon œil car il pourrait apporter une coopération scientifique, technique, de savoir-faire (3) ou de choix de normes performantes (2). De manière plus globale, certains espèrent que cet accord soit un moteur de croissance, de meilleur accès à l’Europe et de positionnement stratégique en Afrique (3). A noter que plusieurs reviennent sur l’imposition d’un système étranger et d’une dépendance par rapport à l’Europe. Sur ce dernier point, l’exemple de la dépendance aux intrants agricoles, qui pourrait se trouver renforcée, est à souligner. Enfin, les deux intervenants du secteur de la santé craignent une détérioration, à cause de l’allongement des brevets et à cause d’un moins bon accès aux soins pour les personnes les moins favorisée.
III/ Analyse des conséquences sur l’économie
- Agriculture
En cas d’une ouverture totale, il est craint que de nombreux agriculteurs ne disparaissent face à la concurrence européenne. Cela touche notamment les secteurs des céréales, du lait et de la viande. Mais pas seulement. « En Tunisie, les grandes exploitations sont équivalentes aux petites exploitations européennes, donc cela va toucher tours les opérateurs, pas seulement les petits. Eux seront écrasés. Peut-être que les grands auront les moyens de résister, mais ils seront affectés. »[8] Si ALECA il y a, une réelle stratégie pour transformer l’agriculture, qui prenne en compte cette concurrence nouvelle, mais aussi l’adaptation au changement climatique, serait nécessaire[9]. La concurrence ne pourra pas être égale compte tenu des différences humaines, technologiques et naturelles. Avec le changement climatique et la raréfaction des ressources en eau, la rareté de ressources naturelles risque de s’accentuer, de même que la pollution, empirées par l’impératif de productivité. De plus, les produits européens, fortement subventionnés, seraient en position de force et plus compétitifs. Les petits agriculteurs, incapables de faire face à la concurrence, devraient vendre leurs terres à des investisseurs avec des projets de cultures intensives. Certains grossissent les rangs des précaires en ville et d’autres finissent par « travailler comme ouvriers sur leurs propres terres »[10].
Il existe aussi des craintes sur la perte de souveraineté alimentaire, car la production de céréales pourrait disparaitre, ce qui implique que le pays sera dépendant des marchés internationaux, pour acheter ce qui constitue la base de son alimentation. Or sur le marché international le prix peut monter rapidement et fortement, pesant sur les finances de l’Etat et/ou sur l’insécurité alimentaire d’une partie de la population.
D’un autre côté, beaucoup de barrières subsistent pour accéder au marché de l’UE. Leur levée serait une opportunité d’export et de développement de nouvelles filières de qualité. Mais il faut rappeler que la majorité de ces quotas et contingents ne demeurent remplis qu’à moins de 50%, donc leur levée pose question sur les capacités des produits tunisiens à pénétrer à l’heure actuelle sur le marché européen[11].
- Services et santé
De manière macroéconomique, les gains inclus par l’ALECA selon l’étude de l’ITCEQ sont bien réels mais ne sont garantis que si un investissement productif est réalisé, et non un investissement de rente, comme cela a été le cas avec le système offshore et l’AA de 1995. D’autre part, l’ouverture profitera aux grandes entreprises. Par exemple, dans le secteur de la vente, il pourrait y avoir une transition vers moins de petits commerces de proximité et plus de grandes surfaces.
Pour le médicament, une concurrence accrue est vue comme positive, mais les inquiétudes concernent la propriété intellectuelle, qui renforce le pouvoir des multinationales et posent un problème en termes d’accès aux soins pour les citoyens. L’ALECA compte permettre aux créateurs des médicaments de bénéficier de rallongement de leurs brevets, ou d’exclusivité des données, ce qui retarderait la production des génériques, moins, chers et produits en Tunisie. Dans l’autre sens, un meilleur accès au marché européen est vu comme une évolution positive car de nombreuses barrières subsistent aujourd’hui, comme l’impossibilité de vendre directement un médicament en France[12].
Dans le cas du secteur hospitalier, en revanche, l’installation de structures étrangères pourrait accroitre la différence entre le secteur public, qui se dégrade et le secteur privé qui n’est pas accessible à tous[13]. D’un autre côté, l’investissement dans la technique, que ce soit pour le secteur public ou privé, et dans la recherche semble être vu comme très positif[14]. La qualité des ressources humaines et des infrastructures tunisiennes reste un atout pour le secteur de la santé, et pousse à imaginer de poursuivre une stratégie d’excellence, et d’exportation de ces services, en Europe mais aussi dans le reste de l’Afrique[15]. Il n’est néanmoins pas garanti que les investissements que pourraient apporter l’ALECA se dirigent vers des améliorations scientifiques, de gestion, de recherche…
- Mesures précises
- Normes:
La question des normes est divisée. Un certain nombre de secteurs (industrie pharmaceutique, aquaculture), respectent déjà, ou presque, les normes de l’UE[16]. Pour d’autres cela parait un objectif souhaitable à atteindre, car ce sont des normes reconnues, dans la mesure où leur adoption est réfléchie et que le choix de la Tunisie est souverain[17]. Mais certains soulignent que les normes européennes ne peuvent pas convenir, ne peuvent pas être transposée directement au système tunisien, qui est spécifique. C’est particulièrement le cas pour les normes SPS, d’autant qu’il n’y a pas encore de capacité de contrôle. De plus des règles trop contraignantes ne seraient pas respectées et pourraient même pousser à un accroissement du marché noir. Cet effet devrait être mesuré.
- Marchés publics:
La Tunisie n’est pas signataire de l’Accord sur les Marchés Publics de l’OMC, mais l’ALECA prévoit de les ouvrir, de sorte que les entreprises européennes soient à égalité avec les tunisiennes, et vice-versa. Si dans certains cas ça pourrait aider à une meilleure offre, c’est également un risque pour les PME. D’autre part, il est par deux fois souligné qu’aujourd’hui les soumissions se font en euros ou en dinars. Or cela veut dire que les tunisiens supportent le risque de change, et sont donc moins fiables par rapport aux soumissions en dinars[18]. Il faudrait aussi que subsiste la préférence nationale d’environ 13,5%[19].
IV / Récapitulatif des propositions d’éléments de partenariat
Les personnes interrogées ont également pu donner des propositions d’éléments qu’il faudrait négocier avec l’UE, et réaliser en Tunisie. Ces éléments sont résumés dans le tableau suivant :
Conclusion : « Il faudrait investir sur les Hommes, avec un grand H »[20].
En définitive, une certaine appréhension par rapport à la négociation de cet accord fait surface à travers ces entretiens. L’aspect technique et le manque d’informations relatives au contenu de l’accord entrainent une incertitude sur ses objectifs et ses conséquences. On retiendra donc essentiellement ce besoin de transparence et d’accès à l’information. De manière plus précise, on peut dire qu’il est attendu des acteurs interrogés :
- La protection de la souveraineté alimentaire et des petits agriculteurs : la concurrence européenne fait craindre à beaucoup à la fois la perte de souveraineté alimentaire avec la disparition de production céréalière, et la perte de revenus qui mènerait à la disparition d’un grand nombre d’agriculteurs venant accroitre le chômage.
- La protection des citoyens et des intérêts de l’Etat : le renforcement de la propriété intellectuelle, l’arbitrage entre investisseurs et Etats ou l’ouverture des marchés publics sont notamment visés. Il est attendu que les négociateurs n’acceptent pas de propositions qui soient contraires à sa souveraineté, sa capacité à légiférer, à assurer des droits essentiels des citoyens comme le droit à la santé ou à un environnement sain.
- Une grande prudence sur les questions d’harmonisation de normes. Une telle démarche ne doit pas être une imposition, une transposition aveugle. Si les normes européennes peuvent apporter une certaine qualité, elles doivent être adaptées, leur coût, leur différence et leur utilité évaluée.
- La mise en œuvre d’un partenariat plus large. La question de la coopération technique, technologique, scientifique, professionnelle, la formation sont très souvent revenues. Le partenariat avec l’Europe est donc vu comme une opportunité d’apprendre, de mieux faire les choses. Plus qu’un accord commercial, c’est un véritable partenariat qui est attendu, appuyé par des demandes et une stratégie tunisienne claires.
- La mobilité des personnes. Une condition nécessaire pour que le partenariat puisse être égal entre les deux parties est la réciprocité en termes d’attribution des visas. L’absence de visas ou a minima des procédures simples, claires et rapides en vue de leur obtention pour tous les citoyens sont considérés comme des conditions fondamentales pour la bonne réalisation de la réciprocité.
[1] Algérie, Egypte, Israël, Jordanie, Liban, Maroc, Palestine, Tunisie. Voir http://ec.europa.eu/trade/policy/countries-and-regions/regions/euro-mediterranean-partnership/
[2] Sur l’importance des normes en Méditerranée, voir : Raffaella Del Sarto (2016), « Normative Empire Europe: The European Union, its Borderlands, and the ‘Arab Spring’ », Journal of Common Market Studies, Volume 54, n°2, pp. 215-232
[3] Pour une introduction au projet, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle_route_de_la_soie
[4] Sur les objectifs et exigences de la politique commerciale européenne, voir : Commission Européenne, Le commerce pour tous, vers une politique de commerce et d’investissement plus responsable, 2015 ; Commission Européenne, A Balanced and Progressive Trade Policy to Harness Globalisation, Communication du 13 septembre 2017 ; EU External Action « Pourquoi l’Union européenne est un partenaire commercial essentiel »
[5] Voir par exemple : Brèves d’union, lettre d’information de la délégation de l’Union Européenne en Tunisie, « ALECA, vers une plus grande intégration de la Tunisie à l’espace économique européen », Supplément thématique n°2
[6] « Commerce des services, investissement et commerce électronique », chapitre II « Investissement », section 1 « Libéralisation des investissements », notamment articles 4 et 7, proposition de textes de l’ALECA de l’UE à la Tunisie, avril 2016 (pas d’actualisation en juillet 2018).
[7] Projet d’ALECA, Chapitre « Obstacles techniques au commerce », article 6, version d’avril 2016.
[8] UTAP, Tunis
[9] Notamment CRDA, Monsatir ; Agriculteur Synagri, Nabeul
[10] UDC, Sidi Bouzid
[11] Synagri, Tunis
[12] Il n’est pas possible de faire une demande de mise sur le marché, à moins d’avoir une entreprise établie sur le territoire français. CNIP, Tunis
[13] Ordre des Médecins, Tunis
[14] Ordre des Médecins, Tunis
[15] CNIP, Tunis ; Ordre des Médecins, Tunis
[16] Dans l’aquaculture, il est estimé que 80% des normes pourraient être transposables directement. Aquaculture, Monastir.
[17] CRDA, Monastir
[18] UDC, Sidi Bouzid
[19] CNIP, Tunis
[20] UDC, Sidi Bouzid