Lettre ouverte signée par les membres de l’Alliance Sécurité et Liberté, collectif composé d’associations tunisiennes et internationales œuvrant pour le respect de l’État de droit et des libertés fondamentales dans le cadre des politiques sécuritaires.
Monsieur le Président de la République,
Les associations signataires réunies au sein de l’Alliance Sécurité et Liberté souhaitent vous faire part de leurs fortes inquiétudes face au risque de l’effondrement total et potentiellement irréversible de l’État de droit en Tunisie à plus de dix jours de l’activation de l’article 80 de la constitution de 2014.
Monsieur le Président, c’est avec soulagement que nous avons accueilli vos messages affirmant votre attachement aux droits et aux libertés fondamentales, à l’indépendance de la justice et ce dans la foulée de votre rencontre avec les organisations de la société civile, dont nous avons l’honneur de compter deux de ses membres au sein de notre alliance. C’est avec soulagement également que nous nous souvenons de votre attachement aux principes d’Etat de droit, d’impartialité des services publics et de suprématie du droit, exprimés lors de la campagne électorale qui a mené à votre victoire en 2019.
Monsieur le Président, c’est par contre avec beaucoup d’inquiétude que nous suivons et observons l’évolution de la situation depuis le 25 juillet. A cet égard, les fondamentaux de bonne gouvernance et d’Etat de droit basés sur le socle et des droits Humains ainsi que l’impartialité de la justice nous préoccupent particulièrement.
Nous ne vous apprenons rien, Monsieur le Président de la République, en vous rappelant la dangerosité de la crise sociale et économique, exacerbée par la pandémie mondiale. Cette crise nécessite des politiques publiques fortes, transparentes et argumentées, aux antipodes de la ligne suivie par le gouvernement précédent et ne peuvent être portées que par un gouvernement compétent et soudé autour d’objectifs clairs d’assainissement des finances publiques et de préservation de la santé des tunisiennes et des tunisiens. Ce gouvernement, qui tarde à venir, ne peut mener à bien sa mission sans respecter les standards de bonne gouvernance; à commencer par la séparation des pouvoirs et l’existence de mécanismes de freins et de contrepoids. Nous ne pouvons, monsieur le Président, ne pas exprimer notre inquiétude sur ce plan-là dans le contexte d’un parlement gelé et d’une cour constitutionnelle inexistante, ainsi que notre impatience quant aux retards pris dans la mise en place de cette équipe tant attendue par le peuple tunisien.
Sur le plan judiciaire, c’est avec étonnement que nous avons noté que les premières arrestations qui ont eu lieu dans la foulée de la levée de l’immunité parlementaire ont concerné en premier lieu des chefs d’accusation liés à des faits de libertés d’expression.
Le cas du député Yassine Ayari est à lui seul révélateur des potentielles dérives de de la phase par laquelle passe le pays, telles que la traduction de civils devant un tribunal militaire ou le non-respect des procédures élémentaires relatives au procès équitable. Nous appelons, Monsieur le Président de la République, à ce que vous envoyiez un message fort pour que ces pratiques cessent immédiatement et joignons notre voix aux autres organisations de la société civile appelant à la libération immédiate du député. Par ailleurs nous ne pouvons – en tant qu’organisation oeuvrant pour le respect des droits et libertés dans le cadre des politiques sécuritaires- nous empêcher de tracer des parallèles entre les arrestations récentes, entachées de violences gratuites, parfois devant des enfants et portant atteinte à la dignité des individus et les pratiques des heures les plus sombres de l’ancien régime. Il a été également porté à notre attention que plusieurs personnes dites “fichées S” faisaient l’objet d’un harcèlement accru depuis le 25 juillet par des membres des forces de l’ordre. Dans le même temps, des agents de police faisant l’objet de convocations ou de mandats d’amener dans des affaires de torture ou de violences continuent de se soustraire à la justice. Tous nos rapports et observations convergent vers la conclusion que ces pratiques ne font que nourrir un sentiment d’injustice profondément enraciné chez certaines catégories de personnes et renforcent leur aversion envers l’Etat, poussant les plus faibles d’entre elles dans les bras de l’extrémisme violent.
Il est de notre devoir, Monsieur le Président de la République, en tant qu’acteurs et observateurs de la vie publique d’attirer votre attention sur ces dérives et leurs conséquences. Nous ne doutons pas de votre détermination à corriger la trajectoire du processus qu’a enclenché le peuple tunisien le 14 janvier 2011, à instituer un véritable état de droit et à mettre en place une équipe à la hauteur des enjeux actuels afin de rétablir dans les meilleurs délais les bases d’une démocratie digne de ce nom fondée sur la séparation des pouvoirs.
La Tunisie a besoin, aujourd’hui plus que jamais, que toutes les forces vives et de bonne volonté travaillent ensemble dans un esprit de concorde. Face à l’urgence et la dangerosité de la situation, nous restons à votre disposition pour travailler ensemble afin d’échanger, de vous faire part de nos observations sur le terrain et de construire ensemble des réponses adaptées aux enjeux cruciaux de cette étape.
Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’assurance de notre haute considération.
Les associations signataires :
- Organisation Mondiale Contre la Torture
- Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux
- Al Bawsala
- Avocats sans frontières
- Mobdiun
- Jamaity
- Psychologues Du Monde Tunisie
- Alliance pour la Sécurité et les Libertés