Le système oasien de Gabès : un trésor agricole millénaire menacé

Le système oasien de Gabès : un trésor agricole millénaire menacé

Manon Moulin, Étudiante à l’ENS de Lyon et stagiaire au département Justice Environnementale du Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux

            Les oasis, bien qu’imaginées comme des exceptions naturelles et verdoyantes au milieu des déserts, sont en réalité des espaces fortement anthropisés, créés et entretenus par l’homme. Situées dans des milieux arides ou semi-arides, les oasis servent depuis des millénaires de lieu de production agricole aux hommes nomades puis sédentaires. Particulièrement présentes au Moyen-Orient, les oasis représenteraient une superficie totale de 350 000 hectares dans le monde[1]. En Tunisie, les principales oasis se trouvent dans le Sud du pays, dans les gouvernorats de Gafsa, Tozeur, Kebili et Gabès, et couvrent environ 55 000 hectares du territoire. Cette superficie ne cesse toutefois de diminuer avec le temps, faute à la fois aux changements climatiques, aux industries polluantes et à l’urbanisation croissante. Ces phénomènes s’appliquent à toutes les oasis tunisiennes : aux oasis continentales de Tozeur et de Kebili, comme aux oasis montagneuses de Gafsa et littorales de Gabès, qu’elles soient « modernes » ou « traditionnelles »[2].

Parmi l’ensemble des oasis tunisiennes, celles de Gabès sont particulièrement uniques. Elles sont en effet, les seules oasis maritimes du bassin méditerranéen et parmi les dernières dans le monde[3]. Ainsi, la ville de Gabès, située au Sud-Est du pays, se trouve à la jonction de quatre milieux bien différents ; le désert, la mer, les montagnes et la plaine. La palmeraie de Gabès est constituée d’une dizaine d’oasis (Oudhref, Métouia, Ghannouch, Chatt Essalem, Bou Chemma, Chenini, Teboulbou, Kettana, etc.), situées de part et d’autre de l’oued de Gabès. Visitées et observées lors d’une mission de terrain en avril 2021[4], ces oasis sont un patrimoine agricole historique, actuellement plus que menacé.

I – Particularités et fonctionnement du système oasien de Gabès à la base d’une agriculture traditionnelle

  1. Fertilité des sols et particularités agricoles

Les sols de Gabès proviennent des dépôts continentaux et marins du quaternaire et sont principalement sablonneux. Espace privilégié des relations entre population oasienne et peuples des steppes, les sols de l’oasis de Gabès ont bénéficié des échanges de fumiers, améliorant ainsi la fertilisation. La palmeraie de Gabès est divisée en parcelles de maximum 0,5 hectare, possédées par différentes familles gabésiennes ou des villages alentours.

Oasis dite « traditionnelle », son système agricole s’organise autour d’une structure à trois étages : la strate arborée, la strate arbustive et la strate herbacée. Le premier étage s’incarne donc par la présence du palmier-dattier qui culmine à 15-30 mètres de haut et qui procure ombre et fraîcheur. Le deuxième étage, arboricole, est constitué d’arbres, souvent fruitiers comme le mûrier, l’oranger ou le grenadier.

Le dernier étage, lui, comprend des cultures à la

fois maraîchères, fourragères et industrielles (henné, tabac, luzerne).

Culture à trois étages dans l'oasis de Menzel, Gabès (Photo : Pola Anquetil-Barba)
Culture à trois étages dans l’oasis de Menzel, Gabès (Photo : Pola Anquetil-Barba)

 

L’oasis de Gabès était réputée pour être florissante. Dès le XIIème siècle, le géographe et botaniste arabe al-Idrissi rapporte que « Gabès est une ville considérable, bien peuplée, entourée d’un véritable bois de vergers qui se succèdent sans interruption et qui produisent des fruits en abondance »[5]. L’agriculture gabésienne est réputée pour ses grenades « Gabsi », qui ont obtenu le label d’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) depuis 2013. Khayreddine Dbaya, militant gabésien et coordinateur du mouvement #StopPollution, explique lors d’un entretien que « Gabès, c’est la capitale des grenades »[6]. Le henné de Gabès était également très connu et prisé dans tout le monde arabe[7]. Le maraîchage est composé de diverses cultures, du piment tunisien au concombre, en passant par la tomate, les carottes, les betteraves ou encore le basilic et le safran teinturier. Mabrouk Jebri, instituteur retraité de Chenini et fondateur de l’association Formes et Couleurs Oasiennes et de l’association de Sauvegarde de l’Oasis de Chenini Gabès, explique que « pendant la colonisation française, Chenini alimentait tout le Sud par ses produits maraichers . On avait tout, du bananier, des blettes, du fenouil, du cèleri, des betteraves, du chou, etc. »[8]. Le fourrage, lui, destiné à nourrir les élevages animaliers, surtout ovin et caprin, s’articule principalement autour de la luzerne ou du sorgho. C’est au fil du temps et au croisement des diverses influences historiques (Carthaginois, Romains, Berbères, Arabes, Français) que les cultures agricoles gabésiennes se sont étoffées.

  1. Les palmiers, garants du système oasien

            Le caractère traditionnel des oasis de Gabès, ainsi que des variétés de palmiers présentes, fait de la datte une production secondaire, de moins bonne qualité que les Deglet Nour de Tozeur et Kebili, et uniquement destinée à la consommation familiale ou au marché local. Bien que la culture des dattes ne soit pas centrale dans les oasis de Gabès, la place du palmier-dattier reste essentielle au sein de l’écosystème oasien. En effet, les palmiers, premier étage de la structure agricole des oasis, ont un rôle capital pour le bon fonctionnement de l’agriculture oasienne. Plantés sur les contours des parcelles, l’importante taille du palmier ainsi que la circonférence de son tronc permettent à la fois de maintenir l’humidité dans les parcelles mais aussi de « briser le vent »[9]. De plus, ses longues palmes filtrent les rayons du soleil, tenant ainsi les cultures des autres étages à l’ombre et maintenant également une certaine fraîcheur en été. Ce phénomène est appelé « effet oasis ». Grâce à ce microclimat, qui contraste avec le milieu désertique environnant, les oasis « font obstacle à l’avancée de la désertification, jouent un rôle dans l’équilibre écologique, maintiennent la biodiversité et constituent de véritables poumons d’oxygène pour les villes et villages qui leur sont proches »[10]. Cette particularité permet l’existence d’une diversité végétale conséquente et le développement d’une pluralité d’espèces animales. En effet, « l’oasis de Gabès était connue par l’extrême richesse des variétés des palmiers »[11], et même si ses dattes ne sont pas les plus prisées, les 45 variétés de palmiers qu’elle abrite constituent un patrimoine naturel et agricole hors pair. On note également un attachement sociologique et sentimental fort à la palmeraie de Gabès. Khayreddine répète souvent qu’il est né dans l’oasis et qu’il appartient à la palmeraie. Chaque parcelle s’y transmet de père en fils. Les palmiers constituent l’héritage traditionnel des habitants de Gabès. Toutefois, l’importance de la structure à étages et particulièrement du palmier au sein de l’écosystème oasien ne serait rien sans un élément vital : l’eau.

  1. L’eau douce : élément incontournable des oasis

            L’existence même des oasis est conditionnée par la présence d’une source d’eau proche. De fait, les oasis les plus proches du point d’origine des nappes phréatiques étaient souvent les plus luxuriantes et fertiles, c’est notamment le cas de Chenini Gabès[12]. Traditionnellement, l’eau au sein du système oasien jaillissait naturellement sous l’effet de la pression. Ce système artésien, qui a prévalu pendant longtemps, permettait aux agriculteurs d’utiliser les techniques traditionnelles d’irrigation par submersion. En pratique, un réseau de canaux d’irrigation en terre, appelé seguias, parcourait l’oasis. Ces seguias, dans lesquelles était transportée l’eau des sources artésiennes, traversaient chaque parcelle. Originellement, l’eau était abondante et chaque cultivateur.rice pouvait l’utiliser à sa guise. Puis, la gestion de l’eau fût assurée par des associations hydrauliques regroupant tous les oasien.ne.s. Ces associations évolueront sous l’influence coloniale, pour finalement devenir les Groupement d’Intérêt Collectif (GIC)[13]. La répartition de l’eau se fait alors à tour de rôle : on appelle cela le tour d’eau. Ce phénomène de partage de l’eau est essentiel dans la vie des oasis.

Seguias en béton dans l'oasis de Menzel, Gabès (Photo : Pola Anquetil-Barba
Seguias en béton dans l’oasis de Menzel, Gabès (Photo : Pola Anquetil-Barba)

L’historien Dhakeur Silva explique que « le bon fonctionnement de l’eau et de son partage garantie la paix sociale »[14] au sein des oasis. De fait, le tour d’eau permet une répartition équitable et rigoureuse de l’eau jaillissante. Chaque agriculteur.rice a la possibilité d’irriguer sa parcelle, par submersion, lorsque le tour d’eau est le sien. Il passe ensuite le tour d’eau à la parcelle voisine, et ainsi de suite. En règle générale, les tours d’eau duraient au total quinze jours. Au bout de ces quinze jours, l’agriculteur.rice initial.e retrouvait son tour d’eau. Néanmoins, la pénurie d’eau et le rabattement des nappes provoquent un allongement continu du tour d’eau sous l’effet conjugué de la baisse du débit de l’eau et de l’augmentation des besoins des plantes sous l’effet de la chaleur.

En dépit des difficultés liées à la dégradation de cet environnement oasien traditionnel, ce système perdure encore aujourd’hui dans l’oasis traditionnelle de Gabès.

II – Industries agressives et crises socio-économiques : les oasis gabésiennes condamnées ?

            Avec le temps, et particulièrement depuis les années 1970, l’oasis de Gabès apparaît comme fortement menacée. En effet, la surface de l’oasis ne cesse de diminuer et les ressources sur lesquelles elle repose disparaissent peu à peu. L’installation de la zone industrielle en 1972 entre Gabès et Ghannouch marque un tournant pour l’oasis. Composée de diverses entreprises polluantes, notamment issus de l’industrie chimique, la zone industrielle a été pensée comme une continuité à l’extraction de phosphate du bassin minier de Gafsa. Alors, à Gabès, le minerai est transformé en engrais agricole[15]. Les ressources font donc face à un partage imposé entre l’agriculture traditionnelle et l’industrie chimique intensive.

  1. Tarissement des nappes d’eau et salinisation

            La croissance démographique accompagnée d’une augmentation de la demande en produits agricoles à Gabès, et dans tout le pays, ont participé à accroitre la surface des zones irriguées. Entre 1962 et 1976, les zones irriguées sont passées de 2500 hectares à 143 000 hectares dans toute la Tunisie[16]. De plus, l’implantation du Groupe Chimique Tunisien (GCT) dès 1972 a contribué à cette surutilisation des nappes phréatiques. En effet, le GCT se sert de l’eau pour refroidir les substances chimiques lors des processus de transformation du phosphate ou de production d’autres substances chimiques. Ce développement exponentiel des zones agricoles ainsi que l’utilisation industrielle de l’eau ont participé à l’épuisement progressif des nappes. Au sein des oasis, ce sont d’abord les systèmes traditionnels d’irrigation qui ont connu des modifications. La pression accrue imposée aux nappes superficielles ont fait disparaitre le phénomène d’artésianisme. Malgré la multiplication des forages, l’eau jaillissante d’alors n’était plus qu’un lointain souvenir à Gabès. La ressource étant de plus en plus rare, les seguias en terre furent remplacer par des seguias en béton, dans le but de diminuer les pertes par infiltration. Toutefois, un grand nombre d’agriculteur.rice.s gabésien.ne.s n’ont pas eu les moyens de bétonner leur système d’irrigation, créant ainsi des modalités d’irrigation aux incarnations diverses et instituant des injustices dans l’accès à l’eau au sein de l’oasis. De plus, les nappes superficielles étant taries, le forage artésien fut abandonné dès les années 1980-1990 pour la technique de pompage, permettant d’accéder aux nappes profondes. Ces nouvelles techniques dites « modernes » ont complètement déstabilisé les structures existantes au sein de l’oasis en reléguant au second plan les traditions agricoles des Gabésien.ne.s. Ainsi, le tour d’eau traditionnel a été considérablement allongé, Mabrouk Jebri nous raconte que « maintenant, ça peut prendre deux mois ». L’eau se faisant toujours plus rare, la submersion des parcelles s’est elle aussi faite moins abondante entachant ainsi la qualité de la terre. L’oued, entourant l’oasis, avait pour rôle de drainer les eaux utilisées pour l’irrigation en évacuant les sels. Mais le tarissement des nappes d’eau a également entrainé un assèchement considérable de l’oued ne remplissant ainsi plus son rôle de drain naturel. De fait, les parcelles agricoles sont de plus en plus touchées par un phénomène de salinisation des sols. Le tarissement des sources d’eau et de l’oued, ainsi que les changements climatiques qui impliquent l’élévation progressive du niveau de la mer provoquent une infiltration croissante de l’eau de mer dans la nappe de l’oasis. L’abandon des drains traditionnels et leur manque d’entretien ont aussi favorisé l’augmentation de la salinité des sols agricoles de l’oasis. La « modernisation » des systèmes d’irrigation imposée aux agriculteur.rice.s n’a fait qu’aggraver cette situation ; les seguias en béton ne sont pas toutes reliées, les nouveaux réseaux d’irrigation sont mal entretenus et fuitent, l’étanchéité des bouchons n’est pas toujours optimale et les raccordement illégaux se multiplient. De plus, la diminution des précipitations due aux changements climatiques ne favorise pas le renouvellement des nappes : « Pour la zone oasienne, on prévoit […] une diminution des précipitations de 9% en 2030 et de 17% en 2050 »[17]. Ajouté à cela la surexploitation des nappes naturelles par les groupes industriels, le pilier principal du système agricole oasien s’écroule, et il n’est pas le seul.

  1. Industrie chimique et pollutions des sols

À partir des années 1970, l’État tunisien fait le choix de l’industrialisation en tant que dynamique principale du développement régional du Sud tunisien. Il s’agit ainsi de développer la filière minière en investissant dans le processus de transformation du phosphate tunisien, principal minerai présent dans les sols de la région de Gafsa.

Carte issue de l’Étude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabès, réalisé par la Commission européenne en 2018.

Ainsi, l’État ancre l’économie tunisienne dans la mondialisation et le capitalisme au détriment des territoires oasiens historiques. Bras droit de la Compagnie des Phosphates de Gafsa (CPG), extractrice du phosphate tunisien, le GCT transforme ce dernier en acide phosphorique, et produit en plus du phosphate de diammonium et de l’ammonitrate. Les diverses réactions chimiques utilisées dans le processus de transformation du phosphate génèrent une importante quantité de phosphogypse. La production d’une tonne d’acide phosphorique rend environ cinq tonnes de phosphogypse[18]. Composé d’acides et de métaux lourds, le phosphogypse contient également des éléments radioactifs, notamment de l’uranium. Ce déchet industriel, qui prend la forme d’une épaisse boue noire, est directement rejeté dans la mer, accompagné des eaux de refroidissement[19]. Cinq millions de tonnes de ce rebut polluant sont déversées chaque année sur la côte gabésienne. Ces déversements empoisonnent le Golfe de Gabès ainsi que la plage et les terres alentours. De plus, 95% de la pollution atmosphérique de Gabès provient des rejets de fumées du GCT[20], et il n’est pas le seul polluant qui détruit Gabès à petit feu : on trouve également la cimenterie de Gabès à l’entrée de la ville, la société chimique al-Kimia, la société des Industries Chimiques du Fluor de Gabès ou encore la centrale électrique STEG Ghannouch. Le dépérissement de la biodiversité gabésienne s’observe dans les terres agricoles de l’oasis : leur faune et flore se dégradent graduellement. Vivre de l’agriculture est de plus en plus dur à Gabès. Les fumées rejetées par les industries chimiques sont chargées entre autres de dioxyde de soufre, de particules fines, d’oxyde d’azote et d’ammoniac, et pénètrent directement les plantes ayant ainsi un effet nécrotique sur les feuilles ou les fruits et allant jusqu’à l’arrêt de la croissance. Ces particules ralentissent également la bonne respiration de la plante et altèrent ainsi leur processus de photosynthèse[21]. Les habitant.e.s notent ainsi une disparition progressive de certaines variétés de fruits ou de légumes. Khayreddine Dbaya et Mabrouk Jebri affirment que la pêche royale, gros fruit typique de la région, ne pousse plus à Gabès. La fertilité des sols étant en recul, conséquence à la fois des pollutions industrielles et d’un maraîchage intensif, les agriculteur.rice.s dépendant de la rentabilité de leur parcelle n’ont d’autre choix que d’utiliser des engrais chimiques[22] et des pesticides. Ces derniers, produits par les entreprises régionales, contribuent à enraciner l’affaiblissement des sols de l’oasis gabésienne. Mabrouk Jebri explique que « Le problème maintenant c’est qu’on te vend les graines et derrière on te vend les produits chimiques. Derrière les semences tu dois acheter les pesticides ». De plus, la déliquescence de la biodiversité agricole génère un abandon de multiples variétés locales résistantes mais peu rentables « aux profits de quelques-unes »[23], voire d’une monoculture, notamment autour de la luzerne, pour l’élevage bovin, ou de la grenade Gabsi. Ces phénomènes modifient à la fois le paysage oasien et la structure du système agricole spécifique aux oasis traditionnelles, allant parfois jusqu’à l’abattage de palmiers, à l’abandon des parcelles ou même à la construction anarchique au cœur de l’oasis.

  1. Urbanisation croissante et morcellement des terres oasiennes

            La croissance démographique a eu des impacts néfastes sur la préservation de l’oasis de Gabès. En effet, l’absence de schémas d’aménagement cohérents, de terrains lotis pour l’habitant, ainsi que la hausse des prix des terrains créent une pression foncière poussant les habitant.e.s à la construction anarchique dans leur parcelle oasienne. Le faible rendement des terres agricoles oasiennes vient confirmer ce choix. De fait, « l’agence foncière agricole de Gabès estime que l’oasis perd 10 ha par an depuis la fin des années 1980, au profit de l’urbanisation »[24]. Ce grignotage des terres oasiennes met également en lumière l’inefficacité des autorités politiques et juridiques en Tunisie. Il existe un arsenal juridique conséquent permettant de contrôler ce phénomène d’urbanisation dérégulée, notamment la loi n°83-87 relative à la protection des terres agricoles qui définit les oasis comme des « zones de sauvegarde » qui ne peuvent subir de changement de statut et dont le caractère agricole doit être protégé. C’est la survie de l’oasis qui est en jeu, car une fois bâties, les parcelles sont également destituées de leurs palmiers. La déforestation des parcelles agricoles de l’oasis de Gabès représentait environ 30% de la surface totale en 2011[25]. Un autre phénomène foncier participe à la modification de la structure interne de l’oasis : l’héritage et la division des parcelles. Mabrouk Jebri souligne le fait que les conséquences des héritages sont un des problèmes majeurs pour l’oasis. Lorsque le père, propriétaire de la parcelle, meurt ou devient trop vieux pour cultiver, sa terre est léguée à ses enfants qui, dans un souci d’égalité, se divisent le terrain en parts égales. Toutefois, plus les surfaces sont petites, plus la rentabilité est diminuée. De fait, embarrassé.e.s par ces espaces restreints, salés, et peu rentables, beaucoup de jeunes laissent leurs parcelles oasiennes à l’abandon. Il s’agirait donc de permettre à celles et ceux qui le veulent de racheter ces terres pour faire perdurer l’héritage agricole des oasien.ne.s, mais « la mentalité ici c’est que lorsque tu as ta parcelle tu la gardes. La vendre c’est la honte dans le village, tu vends les palmiers de ton papa »[26]. Les solutions paraissent donc limitées lorsqu’il s’agit de contrecarrer les dégradations environnementales infligées à l’oasis de Gabès. Toutefois, des initiatives locales déterminées fleurissent autant à Gabès qu’à Chenini, et cherchent à promouvoir la préservation de l’oasis.

III – Luttes et résistances pour la protection et la conversation de l’oasis de Gabès

  1. Panel associatif et processus de visibilisation

            Touché par la dégradation de l’oasis dans laquelle il est né, et révolté par le manque d’investissement de l’État et des institutions tunisiennes, Mabrouk Jebri fonde en 1995 l’Association de Sauvegarde de l’Oasis de Chenini (ASOC), dans le but de réhabiliter l’oasis, de sauvegarder ses ressources et de promouvoir le développement durable au sein de cet écosystème menacé. En 2001, des associations de quatre pays d’Afrique du Nord, Tunisie, Maroc, Algérie et Mauritanie, dont l’ASOC, décident de s’allier au sein du Réseau Associatif de Développement Durable des Oasis (RADDO). S’unir contre le désespoir et la peur de voir leurs oasis disparaître, les oasien.ne.s maghrébin.e.s cherchent ainsi à faire perdurer leur patrimoine agricole, social et culturel. Quelques années plus tard, en 2008, sous l’impulsion de l’ASOC, les oasis de Gabès rejoignent les listes indicatives du patrimoine de l’UNESCO[27]. Grâce à cette visibilité, l’oasis de Gabès et sa lente agonie ont pu être portés sur la scène internationale, notamment à travers les clubs de l’UNESCO. Lors de diverses conférences autour des zones menacées sur le pourtour méditerranéen, les habitant.e.s et militant.e.s tunisien.ne.s, marocain.e.s, italien.ne.s ou français.es ont pu se regrouper et partager leurs expériences. La révolution tunisienne de 2011 a permis au champ associatif gabésien d’exploser. En effet, à partir de 2011, un important panel d’associations locales rejoint l’ASOC : Gabès Action (2011), SOS Environnement Gabès (2011), l’Association tunisienne pour l’environnement et la nature de Gabès (2012), le mouvement #StopPollution (2012) ou encore l’Association de protection de l’oasis de Chott Essalem (2013). Mabrouk Jebri fonde d’ailleurs une seconde association dès 2011, l’Association Formes et Couleurs oasiennes (AFCO), qui a pour but de « militer à travers l’art », comme il l’explique. Est ainsi organisé un festival de cinéma méditerranéen, chaque année, lors duquel l’art cinématographique est allié aux thématiques de l’environnement ou de l’éducation. Il s’agit de sensibiliser les jeunes aux thématiques environnementales de façon artistique et créative. En parallèle, l’ASOC et les autres associations gabésiennes organisent des conférences, des journées de sensibilisation à la protection de l’oasis, mais aussi des formations.

  1. L’importance de la transmission intergénérationnelle du savoir traditionnel

            Avant la mise en place de la zone industrielle, l’oasis de Gabès était dite « magique »[28], décrite comme un véritable paradis. Si Mabrouk a connu de son vivant cette oasis encore prospère, Khayreddine, lui, nous explique avoir grandi avec les récits nostalgiques de ses parents. Dans tous les cas, les engagements à la fois des plus âgés et des plus jeunes résident d’un côté dans la transmission, et de l’autre dans l’apprentissage des pratiques agricoles traditionnelles. Ces dernières impliquent une connaissance pointue de la structure des sols dans le but de savoir quand planter et quoi planter. Le mariage des cultures était une technique agricole développée dans les oasis traditionnelles. En effet, les agriculteur.rice.s savaient quelles variétés allier ensemble pour optimiser leur pousse. C’est notamment ce que fait Amm Abdeljelil, dans sa parcelle de l’oasis de Menzel[29].

(Photo : Manon Moulin)

Le savoir des pères est actuellement en perdition, notamment menacé par les dynamiques de marché, l’obsession de rentabilité et la monoculture fourragère. Avec le temps, l’agriculture oasienne s’est individualisée et se retrouve dénuée de toute solidarité. Dans un documentaire réalisé par Sonia Ben Messaoud et Laetitia Martin, Mabrouk Jebri explique qu’avec l’ASOC, il essaye de réintroduire le « système de raghata »[30]. Traditionnellement, au sein de l’oasis de Gabès existait une vraie solidarité de travail. Les agriculteur.rice.s voisin.e.s s’entraidaient dans leur parcelle respectives : l’eau était partagée, le travail divisé et les conseils échangés. Aujourd’hui, Jebri et ses voisin.e.s continuent à se soutenir et à s’aider mutuellement, ils tentent également de rediffuser cette tradition à travers l’ensemble de l’oasis tant grâce aux activités organisées par les diverses associations que de façon individuelle. Ce ne sont pas les seuls savoirs que le milieu associatif et militant gabésien cherche à transmettre pour préserver leur écosystème oasien.

  1. Trouver des alternatives : l’agroécologie à Chenini Gabès

            Pour faire vivre une oasis, il faut être présent tous les jours nous explique Khayreddine, et il est également nécessaire de mettre en œuvre des techniques agricoles respectueuses de l’environnement pour contrer les dégradations environnementales en cours et conserver les terres. Dans cette dynamique, l’ASOC promeut, depuis sa création, l’agroécologie. L’association a mis en place une station de compostage des déchets de palmiers, en achetant un broyeur et en initiant d’abord dix agriculteurs à la technique. Il s’agit ainsi de créer une fine poudre qui sert ensuite de compost. Ce dernier a plusieurs fonctions. Dans un premier temps, mélangé à du fumier, il fertilise la terre et rend la production agricole meilleure. Il permet ensuite d’importantes économies d’eau. En effet, lors de l’arrosage, le compost de palmier ralentit l’infiltration de l’eau dans le sol ce qui permet de garder le sol humide plus longtemps et ainsi d’espacer les irrigations, mais également de réduire le phénomène d’évaporation. Cette technique apporte une première réponse au problème du manque d’eau. L’ASOC initie également les agriculteur.rice.s de Chenini à l’agriculture biologique, en abandonnant les engrais chimiques qui polluent les sols. Pour ce faire, l’association prend en charge la formation et la certification « agriculture biologique » des cultivateur.rice.s intéressé.e.s. De fait, on compte aujourd’hui plus de 50 hectares certifiés bio dans l’oasis de Chenini Gabès. Cette démarche s’incarne aussi par la réappropriation des semences locales. Ces dernières ont été fortement menacées par l’arrivée sur le marché, dans les années 1970-1980, des OGM et des semences étrangères mises en avant par des firmes internationales sillonnant entre autres la Tunisie. Mabrouk Jebri parle ainsi d’une « colonisation d’une autre manière »[31]. Depuis 2006, l’ASOC a mis en place un programme de protection des semences, qui met actuellement en lien des agriculteur.rice.s de Chenini avec des ingénieur.e.s agronomes dans le but de conserver les variétés locales de semences et de diffuser dans l’oasis à la fois ces semences ainsi que leur tradition de sauvegarde. L’objectif ultime de l’ASOC serait ainsi de créer un centre de formation à l’agroécologie à Chenini Gabès, ce qui permettrait de faire perdurer ces pratiques pour les générations futures.

Conclusion

            Conçues initialement pour l’autosubsistance de la communauté réduite, les oasis ont rapidement été rattrapées par les dynamiques du marché néolibéral visant à la production d’excédents commercialisables permettant aux agriculteur.rice.s oasien.ne.s de survivre. Alors même que certaines exceptions résistaient à ce changement dans l’oasis traditionnelle de Gabès, elles se sont fait rattraper par le délitement de l’environnement et de l’écosystème oasien. Le tarissement des nappes d’eau, la salinisation des sols, les pollutions des terrains et de l’air ainsi que l’urbanisation anarchique et le morcellement des parcelles ont forcé les cultivateur.rice.s à changer leurs traditions agricoles. Conséquences à la fois des changements climatiques, des activités industrielles et des conditions socio-économiques des habitant.e.s, les dégradations environnementales de Gabès sont sans commune mesure. Le trésor millénaire qu’est l’écosystème agricole oasien est aujourd’hui plus que menacé. Alors même qu’un grand nombre d’associations locales lutte pour sa conservation et pour la pérennisation de pratiques agricoles traditionnelles et durables, c’est tout le système néolibéral, inégal, accumulateur et agresseur, qui devrait être remis en question pour permettre à ce joyau agricole de perdurer. Il s’agit donc à la fois pour les institutions locales et régionales, mais également pour l’État tunisien de prendre en considération les appels à l’aide des fellahs gabésien.ne.s et d’appliquer le droit national pour donner une chance à l’oasis de survivre.

Le Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux soutient ces associations et leur travail de terrain, ainsi que tout le tissu militant gabésien dans sa lutte contre les injustices socio-environnementales.

[1] Chiffres avancés par le Réseau Associatif de Développement Durable des Oasis. Disponible : http://www.raddo.org/ecosysteme-oasien/L-oasis-qu-est-ce-que-c-est

[2] Les oasis modernes sont seulement constituées de palmiers de variété Deglet Nour alignés sur d’immenses parcelles. Dans ce type d’oasis, l’irrigation est souvent réalisée à la base de chaque pied de palmiers, et non par système d’immersion. Leur seul but est la production commerciale de dattes. Les oasis traditionnelles, elles, sont structurées en trois étages, généralement sur des parcelles d’un hectare ou moins. Le système de ces dernières sera expliqué de façon plus précise ici.

[3] Étude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabès, Bruxelles, Commission européenne, 2018, p. 17

[4] Mission de terrain réalisée avec le FTDES au cours du mois d’avril dans plusieurs villes du Sud tunisien. Voir Sihem Irouche, Manon Moulin et Pola Anquetil-Barba, « Redeyef, Gabès, Zarzis : pas d’écologie sans lutte des classes. Dénoncer, résister, s’organiser », in Revue de la Justice environnementale, Tunis, FTDES, à paraître

[5] al-Idrissi, Le Magrib au XIIe siècle, Paris, Publisud, 1983 (traduction de M. Hadj-Sadok)

[6] Entretien avec Khayreddine Dbaya, le 30 mars 2021 à Tunis

[7] M. Haddad, « Les systèmes de production et les techniques culturales en milieu oasien (Oasis de Gabès, Tunisie) », New Medit, vol. 6, no 2, 2007, p. 41

[8] Entretien avec Mabrouk Jebri, le 8 avril 2021 à Chenini Gabès

[9] Les Oasis de Tunisie, Réseau Associatif de Développement Durables des Oasis, 2018

[10] Les oasis de Tunisie à protéger contre la dégradation et les effets du changement climatique, Tunis, GIZ, 2012, p. 7

[11] Oasis de Gabès, Paris, UNESCO, 2008

[12] Chenini signifie « source » en langue berbère.

[13] M. Ben Salah, La palmeraie de Gabès, Projet Phoenix, 2011, p. 4

[14] E. de Bonneval et T. Petrignet, Retour eaux Sources, arcenciel France/Shanti, 2017, 2:40 (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=H3p9BD_tsOI)

[15] Pour plus de précisions sur l’histoire et les impacts de la zone industrielle sur l’écosystème de Gabès, voir Sihem Irouche, Manon Moulin et Pola Anquetil-Barba, op. cit.

[16] B. Veyrac-Ben Ahmed et S. Abdedayem, « Incidences de la « modernisation » du réseau d’irrigation sur l’écosystème oasien : le cas de l’oasis de Gabès (Sud-est tunisien) », dans De l’irrigation à la « gestion durable » de l’eau, Marseille, LPED, 2011, p. 1

[17] Les oasis de Tunisie à protéger contre la dégradation et les effets du changement climatique, op. cit., p. 17

[18] Étude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabès, Bruxelles, Commission européenne, 2018, p. 27

[19] A. Marrant, La Méditerranée va-t-elle passer l’été ?, Arte, 2018

[20] Étude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabès, op. cit., p. 11

[21] D. Dieme, Caractérisation physicochimique et étude des effets toxiques sur des cellules pulmonaires BEAS-2B des polluants particulaires de la ville de Dakar (Sénégal), Dunkerque, Université du Littoral Côte d’Opale, 2011, p. 31

[22] K. Kouki et H. Bouhaouach, « Étude de l’oasis traditionnelle Chenini Gabès dans le Sud Est de la Tunisie », Tropicultura, vol. 27, no 2, 2009, p. 94

[23] Les Oasis de Tunisie, op. cit.

[24] I. Carpentier, « Diversité des dynamiques locales dans les oasis du Sud de la Tunisie », Cahiers Agricultures, vol. 26, no 3, 2017, p. 4

[25] M. Ben Salah, La palmeraie de Gabès, op. cit., p. 5

[26] Entretien avec Mabrouk Jebri, le 8 avril 2021 à Chenini Gabès

[27] https://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/5386/

[28] Entretien avec Khayreddine Dbaya, le 30 mars 2021 à Tunis

[29] Visite avec Amm Abdeljelil et Khayreddine Dbaya le 8 avril 2021 à Gabès

[30] S. Ben Messaoud et L. Martin, L’agroécologie dans l’oasis de Chenini : Préserver ensemble, Une Seule Planète/Echo’Via, 2018, 37:12 (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=XU8ODDksaLc)

[31] Id., 24:16

Le système oasien de Gabès : un trésor agricole millénaire menacé

Manon Moulin, Étudiante à l’ENS de Lyon et stagiaire au département Justice Environnementale du Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux

            Les oasis, bien qu’imaginées comme des exceptions naturelles et verdoyantes au milieu des déserts, sont en réalité des espaces fortement anthropisés, créés et entretenus par l’homme. Situées dans des milieux arides ou semi-arides, les oasis servent depuis des millénaires de lieu de production agricole aux hommes nomades puis sédentaires. Particulièrement présentes au Moyen-Orient, les oasis représenteraient une superficie totale de 350 000 hectares dans le monde[1]. En Tunisie, les principales oasis se trouvent dans le Sud du pays, dans les gouvernorats de Gafsa, Tozeur, Kebili et Gabès, et couvrent environ 55 000 hectares du territoire. Cette superficie ne cesse toutefois de diminuer avec le temps, faute à la fois aux changements climatiques, aux industries polluantes et à l’urbanisation croissante. Ces phénomènes s’appliquent à toutes les oasis tunisiennes : aux oasis continentales de Tozeur et de Kebili, comme aux oasis montagneuses de Gafsa et littorales de Gabès, qu’elles soient « modernes » ou « traditionnelles »[2].

Parmi l’ensemble des oasis tunisiennes, celles de Gabès sont particulièrement uniques. Elles sont en effet, les seules oasis maritimes du bassin méditerranéen et parmi les dernières dans le monde[3]. Ainsi, la ville de Gabès, située au Sud-Est du pays, se trouve à la jonction de quatre milieux bien différents ; le désert, la mer, les montagnes et la plaine. La palmeraie de Gabès est constituée d’une dizaine d’oasis (Oudhref, Métouia, Ghannouch, Chatt Essalem, Bou Chemma, Chenini, Teboulbou, Kettana, etc.), situées de part et d’autre de l’oued de Gabès. Visitées et observées lors d’une mission de terrain en avril 2021[4], ces oasis sont un patrimoine agricole historique, actuellement plus que menacé.

I – Particularités et fonctionnement du système oasien de Gabès à la base d’une agriculture traditionnelle

  1. Fertilité des sols et particularités agricoles

Les sols de Gabès proviennent des dépôts continentaux et marins du quaternaire et sont principalement sablonneux. Espace privilégié des relations entre population oasienne et peuples des steppes, les sols de l’oasis de Gabès ont bénéficié des échanges de fumiers, améliorant ainsi la fertilisation. La palmeraie de Gabès est divisée en parcelles de maximum 0,5 hectare, possédées par différentes familles gabésiennes ou des villages alentours.

Oasis dite « traditionnelle », son système agricole s’organise autour d’une structure à trois étages : la strate arborée, la strate arbustive et la strate herbacée. Le premier étage s’incarne donc par la présence du palmier-dattier qui culmine à 15-30 mètres de haut et qui procure ombre et fraîcheur. Le deuxième étage, arboricole, est constitué d’arbres, souvent fruitiers comme le mûrier, l’oranger ou le grenadier.

Le dernier étage, lui, comprend des cultures à la

fois maraîchères, fourragères et industrielles (henné, tabac, luzerne).

Culture à trois étages dans l'oasis de Menzel, Gabès (Photo : Pola Anquetil-Barba)
Culture à trois étages dans l’oasis de Menzel, Gabès (Photo : Pola Anquetil-Barba)

 

L’oasis de Gabès était réputée pour être florissante. Dès le XIIème siècle, le géographe et botaniste arabe al-Idrissi rapporte que « Gabès est une ville considérable, bien peuplée, entourée d’un véritable bois de vergers qui se succèdent sans interruption et qui produisent des fruits en abondance »[5]. L’agriculture gabésienne est réputée pour ses grenades « Gabsi », qui ont obtenu le label d’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) depuis 2013. Khayreddine Dbaya, militant gabésien et coordinateur du mouvement #StopPollution, explique lors d’un entretien que « Gabès, c’est la capitale des grenades »[6]. Le henné de Gabès était également très connu et prisé dans tout le monde arabe[7]. Le maraîchage est composé de diverses cultures, du piment tunisien au concombre, en passant par la tomate, les carottes, les betteraves ou encore le basilic et le safran teinturier. Mabrouk Jebri, instituteur retraité de Chenini et fondateur de l’association Formes et Couleurs Oasiennes et de l’association de Sauvegarde de l’Oasis de Chenini Gabès, explique que « pendant la colonisation française, Chenini alimentait tout le Sud par ses produits maraichers . On avait tout, du bananier, des blettes, du fenouil, du cèleri, des betteraves, du chou, etc. »[8]. Le fourrage, lui, destiné à nourrir les élevages animaliers, surtout ovin et caprin, s’articule principalement autour de la luzerne ou du sorgho. C’est au fil du temps et au croisement des diverses influences historiques (Carthaginois, Romains, Berbères, Arabes, Français) que les cultures agricoles gabésiennes se sont étoffées.

  1. Les palmiers, garants du système oasien

            Le caractère traditionnel des oasis de Gabès, ainsi que des variétés de palmiers présentes, fait de la datte une production secondaire, de moins bonne qualité que les Deglet Nour de Tozeur et Kebili, et uniquement destinée à la consommation familiale ou au marché local. Bien que la culture des dattes ne soit pas centrale dans les oasis de Gabès, la place du palmier-dattier reste essentielle au sein de l’écosystème oasien. En effet, les palmiers, premier étage de la structure agricole des oasis, ont un rôle capital pour le bon fonctionnement de l’agriculture oasienne. Plantés sur les contours des parcelles, l’importante taille du palmier ainsi que la circonférence de son tronc permettent à la fois de maintenir l’humidité dans les parcelles mais aussi de « briser le vent »[9]. De plus, ses longues palmes filtrent les rayons du soleil, tenant ainsi les cultures des autres étages à l’ombre et maintenant également une certaine fraîcheur en été. Ce phénomène est appelé « effet oasis ». Grâce à ce microclimat, qui contraste avec le milieu désertique environnant, les oasis « font obstacle à l’avancée de la désertification, jouent un rôle dans l’équilibre écologique, maintiennent la biodiversité et constituent de véritables poumons d’oxygène pour les villes et villages qui leur sont proches »[10]. Cette particularité permet l’existence d’une diversité végétale conséquente et le développement d’une pluralité d’espèces animales. En effet, « l’oasis de Gabès était connue par l’extrême richesse des variétés des palmiers »[11], et même si ses dattes ne sont pas les plus prisées, les 45 variétés de palmiers qu’elle abrite constituent un patrimoine naturel et agricole hors pair. On note également un attachement sociologique et sentimental fort à la palmeraie de Gabès. Khayreddine répète souvent qu’il est né dans l’oasis et qu’il appartient à la palmeraie. Chaque parcelle s’y transmet de père en fils. Les palmiers constituent l’héritage traditionnel des habitants de Gabès. Toutefois, l’importance de la structure à étages et particulièrement du palmier au sein de l’écosystème oasien ne serait rien sans un élément vital : l’eau.

  1. L’eau douce : élément incontournable des oasis

            L’existence même des oasis est conditionnée par la présence d’une source d’eau proche. De fait, les oasis les plus proches du point d’origine des nappes phréatiques étaient souvent les plus luxuriantes et fertiles, c’est notamment le cas de Chenini Gabès[12]. Traditionnellement, l’eau au sein du système oasien jaillissait naturellement sous l’effet de la pression. Ce système artésien, qui a prévalu pendant longtemps, permettait aux agriculteurs d’utiliser les techniques traditionnelles d’irrigation par submersion. En pratique, un réseau de canaux d’irrigation en terre, appelé seguias, parcourait l’oasis. Ces seguias, dans lesquelles était transportée l’eau des sources artésiennes, traversaient chaque parcelle. Originellement, l’eau était abondante et chaque cultivateur.rice pouvait l’utiliser à sa guise. Puis, la gestion de l’eau fût assurée par des associations hydrauliques regroupant tous les oasien.ne.s. Ces associations évolueront sous l’influence coloniale, pour finalement devenir les Groupement d’Intérêt Collectif (GIC)[13]. La répartition de l’eau se fait alors à tour de rôle : on appelle cela le tour d’eau. Ce phénomène de partage de l’eau est essentiel dans la vie des oasis.

Seguias en béton dans l'oasis de Menzel, Gabès (Photo : Pola Anquetil-Barba
Seguias en béton dans l’oasis de Menzel, Gabès (Photo : Pola Anquetil-Barba)

L’historien Dhakeur Silva explique que « le bon fonctionnement de l’eau et de son partage garantie la paix sociale »[14] au sein des oasis. De fait, le tour d’eau permet une répartition équitable et rigoureuse de l’eau jaillissante. Chaque agriculteur.rice a la possibilité d’irriguer sa parcelle, par submersion, lorsque le tour d’eau est le sien. Il passe ensuite le tour d’eau à la parcelle voisine, et ainsi de suite. En règle générale, les tours d’eau duraient au total quinze jours. Au bout de ces quinze jours, l’agriculteur.rice initial.e retrouvait son tour d’eau. Néanmoins, la pénurie d’eau et le rabattement des nappes provoquent un allongement continu du tour d’eau sous l’effet conjugué de la baisse du débit de l’eau et de l’augmentation des besoins des plantes sous l’effet de la chaleur.

En dépit des difficultés liées à la dégradation de cet environnement oasien traditionnel, ce système perdure encore aujourd’hui dans l’oasis traditionnelle de Gabès.

II – Industries agressives et crises socio-économiques : les oasis gabésiennes condamnées ?

            Avec le temps, et particulièrement depuis les années 1970, l’oasis de Gabès apparaît comme fortement menacée. En effet, la surface de l’oasis ne cesse de diminuer et les ressources sur lesquelles elle repose disparaissent peu à peu. L’installation de la zone industrielle en 1972 entre Gabès et Ghannouch marque un tournant pour l’oasis. Composée de diverses entreprises polluantes, notamment issus de l’industrie chimique, la zone industrielle a été pensée comme une continuité à l’extraction de phosphate du bassin minier de Gafsa. Alors, à Gabès, le minerai est transformé en engrais agricole[15]. Les ressources font donc face à un partage imposé entre l’agriculture traditionnelle et l’industrie chimique intensive.

  1. Tarissement des nappes d’eau et salinisation

            La croissance démographique accompagnée d’une augmentation de la demande en produits agricoles à Gabès, et dans tout le pays, ont participé à accroitre la surface des zones irriguées. Entre 1962 et 1976, les zones irriguées sont passées de 2500 hectares à 143 000 hectares dans toute la Tunisie[16]. De plus, l’implantation du Groupe Chimique Tunisien (GCT) dès 1972 a contribué à cette surutilisation des nappes phréatiques. En effet, le GCT se sert de l’eau pour refroidir les substances chimiques lors des processus de transformation du phosphate ou de production d’autres substances chimiques. Ce développement exponentiel des zones agricoles ainsi que l’utilisation industrielle de l’eau ont participé à l’épuisement progressif des nappes. Au sein des oasis, ce sont d’abord les systèmes traditionnels d’irrigation qui ont connu des modifications. La pression accrue imposée aux nappes superficielles ont fait disparaitre le phénomène d’artésianisme. Malgré la multiplication des forages, l’eau jaillissante d’alors n’était plus qu’un lointain souvenir à Gabès. La ressource étant de plus en plus rare, les seguias en terre furent remplacer par des seguias en béton, dans le but de diminuer les pertes par infiltration. Toutefois, un grand nombre d’agriculteur.rice.s gabésien.ne.s n’ont pas eu les moyens de bétonner leur système d’irrigation, créant ainsi des modalités d’irrigation aux incarnations diverses et instituant des injustices dans l’accès à l’eau au sein de l’oasis. De plus, les nappes superficielles étant taries, le forage artésien fut abandonné dès les années 1980-1990 pour la technique de pompage, permettant d’accéder aux nappes profondes. Ces nouvelles techniques dites « modernes » ont complètement déstabilisé les structures existantes au sein de l’oasis en reléguant au second plan les traditions agricoles des Gabésien.ne.s. Ainsi, le tour d’eau traditionnel a été considérablement allongé, Mabrouk Jebri nous raconte que « maintenant, ça peut prendre deux mois ». L’eau se faisant toujours plus rare, la submersion des parcelles s’est elle aussi faite moins abondante entachant ainsi la qualité de la terre. L’oued, entourant l’oasis, avait pour rôle de drainer les eaux utilisées pour l’irrigation en évacuant les sels. Mais le tarissement des nappes d’eau a également entrainé un assèchement considérable de l’oued ne remplissant ainsi plus son rôle de drain naturel. De fait, les parcelles agricoles sont de plus en plus touchées par un phénomène de salinisation des sols. Le tarissement des sources d’eau et de l’oued, ainsi que les changements climatiques qui impliquent l’élévation progressive du niveau de la mer provoquent une infiltration croissante de l’eau de mer dans la nappe de l’oasis. L’abandon des drains traditionnels et leur manque d’entretien ont aussi favorisé l’augmentation de la salinité des sols agricoles de l’oasis. La « modernisation » des systèmes d’irrigation imposée aux agriculteur.rice.s n’a fait qu’aggraver cette situation ; les seguias en béton ne sont pas toutes reliées, les nouveaux réseaux d’irrigation sont mal entretenus et fuitent, l’étanchéité des bouchons n’est pas toujours optimale et les raccordement illégaux se multiplient. De plus, la diminution des précipitations due aux changements climatiques ne favorise pas le renouvellement des nappes : « Pour la zone oasienne, on prévoit […] une diminution des précipitations de 9% en 2030 et de 17% en 2050 »[17]. Ajouté à cela la surexploitation des nappes naturelles par les groupes industriels, le pilier principal du système agricole oasien s’écroule, et il n’est pas le seul.

  1. Industrie chimique et pollutions des sols

À partir des années 1970, l’État tunisien fait le choix de l’industrialisation en tant que dynamique principale du développement régional du Sud tunisien. Il s’agit ainsi de développer la filière minière en investissant dans le processus de transformation du phosphate tunisien, principal minerai présent dans les sols de la région de Gafsa.

Carte issue de l’Étude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabès, réalisé par la Commission européenne en 2018.

Ainsi, l’État ancre l’économie tunisienne dans la mondialisation et le capitalisme au détriment des territoires oasiens historiques. Bras droit de la Compagnie des Phosphates de Gafsa (CPG), extractrice du phosphate tunisien, le GCT transforme ce dernier en acide phosphorique, et produit en plus du phosphate de diammonium et de l’ammonitrate. Les diverses réactions chimiques utilisées dans le processus de transformation du phosphate génèrent une importante quantité de phosphogypse. La production d’une tonne d’acide phosphorique rend environ cinq tonnes de phosphogypse[18]. Composé d’acides et de métaux lourds, le phosphogypse contient également des éléments radioactifs, notamment de l’uranium. Ce déchet industriel, qui prend la forme d’une épaisse boue noire, est directement rejeté dans la mer, accompagné des eaux de refroidissement[19]. Cinq millions de tonnes de ce rebut polluant sont déversées chaque année sur la côte gabésienne. Ces déversements empoisonnent le Golfe de Gabès ainsi que la plage et les terres alentours. De plus, 95% de la pollution atmosphérique de Gabès provient des rejets de fumées du GCT[20], et il n’est pas le seul polluant qui détruit Gabès à petit feu : on trouve également la cimenterie de Gabès à l’entrée de la ville, la société chimique al-Kimia, la société des Industries Chimiques du Fluor de Gabès ou encore la centrale électrique STEG Ghannouch. Le dépérissement de la biodiversité gabésienne s’observe dans les terres agricoles de l’oasis : leur faune et flore se dégradent graduellement. Vivre de l’agriculture est de plus en plus dur à Gabès. Les fumées rejetées par les industries chimiques sont chargées entre autres de dioxyde de soufre, de particules fines, d’oxyde d’azote et d’ammoniac, et pénètrent directement les plantes ayant ainsi un effet nécrotique sur les feuilles ou les fruits et allant jusqu’à l’arrêt de la croissance. Ces particules ralentissent également la bonne respiration de la plante et altèrent ainsi leur processus de photosynthèse[21]. Les habitant.e.s notent ainsi une disparition progressive de certaines variétés de fruits ou de légumes. Khayreddine Dbaya et Mabrouk Jebri affirment que la pêche royale, gros fruit typique de la région, ne pousse plus à Gabès. La fertilité des sols étant en recul, conséquence à la fois des pollutions industrielles et d’un maraîchage intensif, les agriculteur.rice.s dépendant de la rentabilité de leur parcelle n’ont d’autre choix que d’utiliser des engrais chimiques[22] et des pesticides. Ces derniers, produits par les entreprises régionales, contribuent à enraciner l’affaiblissement des sols de l’oasis gabésienne. Mabrouk Jebri explique que « Le problème maintenant c’est qu’on te vend les graines et derrière on te vend les produits chimiques. Derrière les semences tu dois acheter les pesticides ». De plus, la déliquescence de la biodiversité agricole génère un abandon de multiples variétés locales résistantes mais peu rentables « aux profits de quelques-unes »[23], voire d’une monoculture, notamment autour de la luzerne, pour l’élevage bovin, ou de la grenade Gabsi. Ces phénomènes modifient à la fois le paysage oasien et la structure du système agricole spécifique aux oasis traditionnelles, allant parfois jusqu’à l’abattage de palmiers, à l’abandon des parcelles ou même à la construction anarchique au cœur de l’oasis.

  1. Urbanisation croissante et morcellement des terres oasiennes

            La croissance démographique a eu des impacts néfastes sur la préservation de l’oasis de Gabès. En effet, l’absence de schémas d’aménagement cohérents, de terrains lotis pour l’habitant, ainsi que la hausse des prix des terrains créent une pression foncière poussant les habitant.e.s à la construction anarchique dans leur parcelle oasienne. Le faible rendement des terres agricoles oasiennes vient confirmer ce choix. De fait, « l’agence foncière agricole de Gabès estime que l’oasis perd 10 ha par an depuis la fin des années 1980, au profit de l’urbanisation »[24]. Ce grignotage des terres oasiennes met également en lumière l’inefficacité des autorités politiques et juridiques en Tunisie. Il existe un arsenal juridique conséquent permettant de contrôler ce phénomène d’urbanisation dérégulée, notamment la loi n°83-87 relative à la protection des terres agricoles qui définit les oasis comme des « zones de sauvegarde » qui ne peuvent subir de changement de statut et dont le caractère agricole doit être protégé. C’est la survie de l’oasis qui est en jeu, car une fois bâties, les parcelles sont également destituées de leurs palmiers. La déforestation des parcelles agricoles de l’oasis de Gabès représentait environ 30% de la surface totale en 2011[25]. Un autre phénomène foncier participe à la modification de la structure interne de l’oasis : l’héritage et la division des parcelles. Mabrouk Jebri souligne le fait que les conséquences des héritages sont un des problèmes majeurs pour l’oasis. Lorsque le père, propriétaire de la parcelle, meurt ou devient trop vieux pour cultiver, sa terre est léguée à ses enfants qui, dans un souci d’égalité, se divisent le terrain en parts égales. Toutefois, plus les surfaces sont petites, plus la rentabilité est diminuée. De fait, embarrassé.e.s par ces espaces restreints, salés, et peu rentables, beaucoup de jeunes laissent leurs parcelles oasiennes à l’abandon. Il s’agirait donc de permettre à celles et ceux qui le veulent de racheter ces terres pour faire perdurer l’héritage agricole des oasien.ne.s, mais « la mentalité ici c’est que lorsque tu as ta parcelle tu la gardes. La vendre c’est la honte dans le village, tu vends les palmiers de ton papa »[26]. Les solutions paraissent donc limitées lorsqu’il s’agit de contrecarrer les dégradations environnementales infligées à l’oasis de Gabès. Toutefois, des initiatives locales déterminées fleurissent autant à Gabès qu’à Chenini, et cherchent à promouvoir la préservation de l’oasis.

III – Luttes et résistances pour la protection et la conversation de l’oasis de Gabès

  1. Panel associatif et processus de visibilisation

            Touché par la dégradation de l’oasis dans laquelle il est né, et révolté par le manque d’investissement de l’État et des institutions tunisiennes, Mabrouk Jebri fonde en 1995 l’Association de Sauvegarde de l’Oasis de Chenini (ASOC), dans le but de réhabiliter l’oasis, de sauvegarder ses ressources et de promouvoir le développement durable au sein de cet écosystème menacé. En 2001, des associations de quatre pays d’Afrique du Nord, Tunisie, Maroc, Algérie et Mauritanie, dont l’ASOC, décident de s’allier au sein du Réseau Associatif de Développement Durable des Oasis (RADDO). S’unir contre le désespoir et la peur de voir leurs oasis disparaître, les oasien.ne.s maghrébin.e.s cherchent ainsi à faire perdurer leur patrimoine agricole, social et culturel. Quelques années plus tard, en 2008, sous l’impulsion de l’ASOC, les oasis de Gabès rejoignent les listes indicatives du patrimoine de l’UNESCO[27]. Grâce à cette visibilité, l’oasis de Gabès et sa lente agonie ont pu être portés sur la scène internationale, notamment à travers les clubs de l’UNESCO. Lors de diverses conférences autour des zones menacées sur le pourtour méditerranéen, les habitant.e.s et militant.e.s tunisien.ne.s, marocain.e.s, italien.ne.s ou français.es ont pu se regrouper et partager leurs expériences. La révolution tunisienne de 2011 a permis au champ associatif gabésien d’exploser. En effet, à partir de 2011, un important panel d’associations locales rejoint l’ASOC : Gabès Action (2011), SOS Environnement Gabès (2011), l’Association tunisienne pour l’environnement et la nature de Gabès (2012), le mouvement #StopPollution (2012) ou encore l’Association de protection de l’oasis de Chott Essalem (2013). Mabrouk Jebri fonde d’ailleurs une seconde association dès 2011, l’Association Formes et Couleurs oasiennes (AFCO), qui a pour but de « militer à travers l’art », comme il l’explique. Est ainsi organisé un festival de cinéma méditerranéen, chaque année, lors duquel l’art cinématographique est allié aux thématiques de l’environnement ou de l’éducation. Il s’agit de sensibiliser les jeunes aux thématiques environnementales de façon artistique et créative. En parallèle, l’ASOC et les autres associations gabésiennes organisent des conférences, des journées de sensibilisation à la protection de l’oasis, mais aussi des formations.

  1. L’importance de la transmission intergénérationnelle du savoir traditionnel

            Avant la mise en place de la zone industrielle, l’oasis de Gabès était dite « magique »[28], décrite comme un véritable paradis. Si Mabrouk a connu de son vivant cette oasis encore prospère, Khayreddine, lui, nous explique avoir grandi avec les récits nostalgiques de ses parents. Dans tous les cas, les engagements à la fois des plus âgés et des plus jeunes résident d’un côté dans la transmission, et de l’autre dans l’apprentissage des pratiques agricoles traditionnelles. Ces dernières impliquent une connaissance pointue de la structure des sols dans le but de savoir quand planter et quoi planter. Le mariage des cultures était une technique agricole développée dans les oasis traditionnelles. En effet, les agriculteur.rice.s savaient quelles variétés allier ensemble pour optimiser leur pousse. C’est notamment ce que fait Amm Abdeljelil, dans sa parcelle de l’oasis de Menzel[29].

(Photo : Manon Moulin)

Le savoir des pères est actuellement en perdition, notamment menacé par les dynamiques de marché, l’obsession de rentabilité et la monoculture fourragère. Avec le temps, l’agriculture oasienne s’est individualisée et se retrouve dénuée de toute solidarité. Dans un documentaire réalisé par Sonia Ben Messaoud et Laetitia Martin, Mabrouk Jebri explique qu’avec l’ASOC, il essaye de réintroduire le « système de raghata »[30]. Traditionnellement, au sein de l’oasis de Gabès existait une vraie solidarité de travail. Les agriculteur.rice.s voisin.e.s s’entraidaient dans leur parcelle respectives : l’eau était partagée, le travail divisé et les conseils échangés. Aujourd’hui, Jebri et ses voisin.e.s continuent à se soutenir et à s’aider mutuellement, ils tentent également de rediffuser cette tradition à travers l’ensemble de l’oasis tant grâce aux activités organisées par les diverses associations que de façon individuelle. Ce ne sont pas les seuls savoirs que le milieu associatif et militant gabésien cherche à transmettre pour préserver leur écosystème oasien.

  1. Trouver des alternatives : l’agroécologie à Chenini Gabès

            Pour faire vivre une oasis, il faut être présent tous les jours nous explique Khayreddine, et il est également nécessaire de mettre en œuvre des techniques agricoles respectueuses de l’environnement pour contrer les dégradations environnementales en cours et conserver les terres. Dans cette dynamique, l’ASOC promeut, depuis sa création, l’agroécologie. L’association a mis en place une station de compostage des déchets de palmiers, en achetant un broyeur et en initiant d’abord dix agriculteurs à la technique. Il s’agit ainsi de créer une fine poudre qui sert ensuite de compost. Ce dernier a plusieurs fonctions. Dans un premier temps, mélangé à du fumier, il fertilise la terre et rend la production agricole meilleure. Il permet ensuite d’importantes économies d’eau. En effet, lors de l’arrosage, le compost de palmier ralentit l’infiltration de l’eau dans le sol ce qui permet de garder le sol humide plus longtemps et ainsi d’espacer les irrigations, mais également de réduire le phénomène d’évaporation. Cette technique apporte une première réponse au problème du manque d’eau. L’ASOC initie également les agriculteur.rice.s de Chenini à l’agriculture biologique, en abandonnant les engrais chimiques qui polluent les sols. Pour ce faire, l’association prend en charge la formation et la certification « agriculture biologique » des cultivateur.rice.s intéressé.e.s. De fait, on compte aujourd’hui plus de 50 hectares certifiés bio dans l’oasis de Chenini Gabès. Cette démarche s’incarne aussi par la réappropriation des semences locales. Ces dernières ont été fortement menacées par l’arrivée sur le marché, dans les années 1970-1980, des OGM et des semences étrangères mises en avant par des firmes internationales sillonnant entre autres la Tunisie. Mabrouk Jebri parle ainsi d’une « colonisation d’une autre manière »[31]. Depuis 2006, l’ASOC a mis en place un programme de protection des semences, qui met actuellement en lien des agriculteur.rice.s de Chenini avec des ingénieur.e.s agronomes dans le but de conserver les variétés locales de semences et de diffuser dans l’oasis à la fois ces semences ainsi que leur tradition de sauvegarde. L’objectif ultime de l’ASOC serait ainsi de créer un centre de formation à l’agroécologie à Chenini Gabès, ce qui permettrait de faire perdurer ces pratiques pour les générations futures.

Conclusion

            Conçues initialement pour l’autosubsistance de la communauté réduite, les oasis ont rapidement été rattrapées par les dynamiques du marché néolibéral visant à la production d’excédents commercialisables permettant aux agriculteur.rice.s oasien.ne.s de survivre. Alors même que certaines exceptions résistaient à ce changement dans l’oasis traditionnelle de Gabès, elles se sont fait rattraper par le délitement de l’environnement et de l’écosystème oasien. Le tarissement des nappes d’eau, la salinisation des sols, les pollutions des terrains et de l’air ainsi que l’urbanisation anarchique et le morcellement des parcelles ont forcé les cultivateur.rice.s à changer leurs traditions agricoles. Conséquences à la fois des changements climatiques, des activités industrielles et des conditions socio-économiques des habitant.e.s, les dégradations environnementales de Gabès sont sans commune mesure. Le trésor millénaire qu’est l’écosystème agricole oasien est aujourd’hui plus que menacé. Alors même qu’un grand nombre d’associations locales lutte pour sa conservation et pour la pérennisation de pratiques agricoles traditionnelles et durables, c’est tout le système néolibéral, inégal, accumulateur et agresseur, qui devrait être remis en question pour permettre à ce joyau agricole de perdurer. Il s’agit donc à la fois pour les institutions locales et régionales, mais également pour l’État tunisien de prendre en considération les appels à l’aide des fellahs gabésien.ne.s et d’appliquer le droit national pour donner une chance à l’oasis de survivre.

Le Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux soutient ces associations et leur travail de terrain, ainsi que tout le tissu militant gabésien dans sa lutte contre les injustices socio-environnementales.

[1] Chiffres avancés par le Réseau Associatif de Développement Durable des Oasis. Disponible : http://www.raddo.org/ecosysteme-oasien/L-oasis-qu-est-ce-que-c-est

[2] Les oasis modernes sont seulement constituées de palmiers de variété Deglet Nour alignés sur d’immenses parcelles. Dans ce type d’oasis, l’irrigation est souvent réalisée à la base de chaque pied de palmiers, et non par système d’immersion. Leur seul but est la production commerciale de dattes. Les oasis traditionnelles, elles, sont structurées en trois étages, généralement sur des parcelles d’un hectare ou moins. Le système de ces dernières sera expliqué de façon plus précise ici.

[3] Étude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabès, Bruxelles, Commission européenne, 2018, p. 17

[4] Mission de terrain réalisée avec le FTDES au cours du mois d’avril dans plusieurs villes du Sud tunisien. Voir Sihem Irouche, Manon Moulin et Pola Anquetil-Barba, « Redeyef, Gabès, Zarzis : pas d’écologie sans lutte des classes. Dénoncer, résister, s’organiser », in Revue de la Justice environnementale, Tunis, FTDES, à paraître

[5] al-Idrissi, Le Magrib au XIIe siècle, Paris, Publisud, 1983 (traduction de M. Hadj-Sadok)

[6] Entretien avec Khayreddine Dbaya, le 30 mars 2021 à Tunis

[7] M. Haddad, « Les systèmes de production et les techniques culturales en milieu oasien (Oasis de Gabès, Tunisie) », New Medit, vol. 6, no 2, 2007, p. 41

[8] Entretien avec Mabrouk Jebri, le 8 avril 2021 à Chenini Gabès

[9] Les Oasis de Tunisie, Réseau Associatif de Développement Durables des Oasis, 2018

[10] Les oasis de Tunisie à protéger contre la dégradation et les effets du changement climatique, Tunis, GIZ, 2012, p. 7

[11] Oasis de Gabès, Paris, UNESCO, 2008

[12] Chenini signifie « source » en langue berbère.

[13] M. Ben Salah, La palmeraie de Gabès, Projet Phoenix, 2011, p. 4

[14] E. de Bonneval et T. Petrignet, Retour eaux Sources, arcenciel France/Shanti, 2017, 2:40 (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=H3p9BD_tsOI)

[15] Pour plus de précisions sur l’histoire et les impacts de la zone industrielle sur l’écosystème de Gabès, voir Sihem Irouche, Manon Moulin et Pola Anquetil-Barba, op. cit.

[16] B. Veyrac-Ben Ahmed et S. Abdedayem, « Incidences de la « modernisation » du réseau d’irrigation sur l’écosystème oasien : le cas de l’oasis de Gabès (Sud-est tunisien) », dans De l’irrigation à la « gestion durable » de l’eau, Marseille, LPED, 2011, p. 1

[17] Les oasis de Tunisie à protéger contre la dégradation et les effets du changement climatique, op. cit., p. 17

[18] Étude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabès, Bruxelles, Commission européenne, 2018, p. 27

[19] A. Marrant, La Méditerranée va-t-elle passer l’été ?, Arte, 2018

[20] Étude d’impact de la pollution industrielle sur l’économie de la région de Gabès, op. cit., p. 11

[21] D. Dieme, Caractérisation physicochimique et étude des effets toxiques sur des cellules pulmonaires BEAS-2B des polluants particulaires de la ville de Dakar (Sénégal), Dunkerque, Université du Littoral Côte d’Opale, 2011, p. 31

[22] K. Kouki et H. Bouhaouach, « Étude de l’oasis traditionnelle Chenini Gabès dans le Sud Est de la Tunisie », Tropicultura, vol. 27, no 2, 2009, p. 94

[23] Les Oasis de Tunisie, op. cit.

[24] I. Carpentier, « Diversité des dynamiques locales dans les oasis du Sud de la Tunisie », Cahiers Agricultures, vol. 26, no 3, 2017, p. 4

[25] M. Ben Salah, La palmeraie de Gabès, op. cit., p. 5

[26] Entretien avec Mabrouk Jebri, le 8 avril 2021 à Chenini Gabès

[27] https://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/5386/

[28] Entretien avec Khayreddine Dbaya, le 30 mars 2021 à Tunis

[29] Visite avec Amm Abdeljelil et Khayreddine Dbaya le 8 avril 2021 à Gabès

[30] S. Ben Messaoud et L. Martin, L’agroécologie dans l’oasis de Chenini : Préserver ensemble, Une Seule Planète/Echo’Via, 2018, 37:12 (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=XU8ODDksaLc)

[31] Id., 24:16

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