La Tunisie n’est ni un pays d’origine sûr ni un lieu sûr pour les personnes secourues en mer
Crédits : Nissim Gasteli
Déclaration collective des organisations civiles de recherche et de sauvetage et des réseaux de solidarité avec les personnes migrantes
Compte tenu de la transformation autoritaire[1] en cours de l’État tunisien, de l’extrême violence et de la persécution exercée à l’encontre de la population noire de ce pays, ainsi que sur les personnes migrantes, les opposant.e.s politiques et les acteurs de la société civile; nous, les organisations soussignées, publions cette déclaration pour rappeler que la Tunisie n’est ni un pays d’origine sûr ni un pays tiers sûr et qu’elle ne peut donc pas être considérée comme un lieu sûr pour les personnes rescapées en mer. Nous demandons instamment aux autorités de l’Union européenne et à ses États membres de retirer leurs accords de contrôle migratoire avec les autorités tunisiennes et exprimons notre solidarité avec les personnes concernées.
Attaques racistes contre les personnes Noires et répression de la société civile tunisienne
Au cours des derniers mois, la répression contre les opposant.e.s politiques, la société civile et les minorités en Tunisie s’est intensifiée[2]. Plusieurs organisations tunisiennes et internationales de défense des droits humains ont fait part de leurs préoccupations concernant “l’atteinte à l’indépendance de la justice, l’arrestation de personnes critiques du pouvoir et d’opposants politiques, les procès militaires de civils, la répression continue de la liberté d’expression et les menaces qui pèsent sur la société civile”[3].
Parallèlement, catalysé par le discours raciste et discriminatoire à l’encontre des migrant.e.s d’Afrique subsaharienne prononcé par le président tunisien Kais Saied le 21 février, le racisme anti-Noir déjà existant en Tunisie s’est intensifié, entraînant une aggravation de la situation, en particulier pour les personnes originaires des pays d’Afrique centrale et occidentale[4]. Un grand nombre de personnes issues de la diaspora africaine à Sfax, Sousse et dans la capitale Tunis, ont été victimes d’actes de violence, se sont retrouvées sans abri et sans nourriture, et ont été privées de leur droit à la santé et au transport[5]. Les personnes noires africaines ne sont pas seulement victimes de pogroms perpétrés par des foules armées, mais aussi de la violence institutionnelle[6]. Elles font l’objet d’un profilage racial, sont arrêtées et détenues arbitrairement par les forces de sécurité. Certaines sont victimes de disparitions forcées. Pendant près d’un mois, environ 250 personnes sans abri, dont des enfants, ont organisé un sit-in devant l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), exigeant leur évacuation immédiate car leur vie est en danger en Tunisie.[7] Le 11 avril 2023, la manifestation a été violemment attaquée par les forces de sécurité, qui ont agressé la foule avec des gaz lacrymogènes pour la disperser et ont causé de graves blessures. Environ 80 personnes ont été arrêtées, plusieurs rapportant des actes de torture et des mauvais traitements.[8]
Ces développements interviennent alors que la situation socio-économique de la Tunisie ne cesse de se dégrader : le taux de chômage est de 15 % et le taux d’inflation de 10 %. Le pays manque de produits de base et, en raison des sécheresses, l’utilisation de l’eau a été restreinte.
La Tunisie n’est pas un pays sûr !
De nombreux éléments étaient déjà présents pour contester l’idée que les ressortissant.e.s tunisien.ne.s étaient en sécurité en Tunisie, permettant d’affirmer que la Tunisie n’est pas un pays d’origine sûr[9]. Néanmoins, nous soulignons l’augmentation des expulsions de citoyen.ne.s tunisien.ne.s d’Italie qui n’ont pas accès à la protection internationale[10]. Après les derniers développements, il semble encore plus urgent d’affirmer que la situation est extrêmement grave et dangereuse pour les personnes noires et les personnes étrangères, de sorte que la sûreté de la Tunisie en tant que pays tiers semble également très compromise.
Tout ceci rend les personnes migrantes noires et les voix critiques vulnérables. Celles-ci ne sont pas en sécurité en Tunisie, ce qui les pousse à chercher à quitter ce pays de plus en plus dangereux pour elles. En conséquence, il est impossible de débarquer en Tunisie les personnes sauvées en mer qui tentent de fuir le pays.
Selon la Convention sur la recherche et le sauvetage (SAR), un sauvetage est défini comme “une opération destinée à récupérer des personnes en détresse, à leur donner les soins initiaux, médicaux ou autres, et à les mettre en lieu sûr”[11]. Dans la résolution MSC 167(78) de l’Organisation maritime internationale, un lieu de sécurité est défini comme “un lieu où la sécurité des survivant.e.s n’est plus menacée et où leurs besoins élémentaires (tels que nourriture, abri et besoins médicaux) peuvent être satisfaits”[12].
La Tunisie n’ayant pas de système national d’asile, les personnes sauvées en mer, qu’elles soient tunisiennes ou non, risquent d’être victimes de violations des droits humains, de détention[13] et de refoulements violents[14].
Le débarquement des personnes sauvées en mer ou victimes de naufrage en Tunisie constitue une violation des droits humains et du droit maritime international.
Halte à la complicité de l’Europe dans les décès aux frontières
Depuis plus d’une décennie, l’UE et ses États membres soutiennent politiquement, financent et équipent l’État tunisien pour contrôler leurs frontières et contenir les migrations dirigées vers l’Europe[15]. L’objectif est clair : personne ne doit atteindre les côtes européennes, quel qu’en soit le prix.
L’UE et ses États membres poursuivent cet objectif à travers plusieurs accords pour la “gestion conjointe des migrations”, le contrôle des frontières et le rapatriement des ressortissant.e.s. Entre 2016 et 2020, plus de 37 millions du Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique ont été accordés à la Tunisie pour la “gestion des flux migratoires et des frontières”[16]. Plusieurs autres millions seront prochainement débloqués. En outre, l’UE soutient “la formation de la police, la fourniture d’équipements pour la collecte et la gestion des données, le soutien technique, l’équipement et l’entretien des navires pour les patrouilles côtières et d’autres outils pour le suivi et la surveillance des mouvements”[17]. Ces politiques se poursuivent et se durcissent. En novembre 2022, dans son récent plan d’action pour la Méditerranée centrale, la Commission européenne a mentionné son objectif de “renforcer les capacités de la Tunisie […] pour prévenir les départs irréguliers (et) soutenir une gestion plus efficace des frontières et des migrations”[18].
De cette manière, l’UE soutient également les garde-côtes tunisiens, acteurs dont les violations des droits humains à l’encontre des personnes migrantes sont documentées depuis longtemps. Le nombre d’interceptions et de refoulements réalisés par les garde-côtes tunisiens vers la Tunisie a énormément augmenté ces dernières années. Au cours du premier trimestre 2023, 14 963 personnes ont été interceptées en mer et ont été violemment ramenées en Tunisie contre leur volonté pour le compte de l’UE[19]. Déjà en décembre 2022, plus d’une cinquantaine d’associations dénonçaient la violence des garde-côtes tunisiens : “Coups de bâton, tirs en l’air ou en direction du moteur, attaques au couteau, manœuvres dangereuses pour tenter de couler les bateaux, demande d’argent en échange d’un sauvetage…”[20]. Ces attaques se sont accélérées au cours des derniers mois, ciblant à la fois les personnes migrantes, qu’elles soient tunisiennes ou étrangères[21]. En outre, il a récemment été prouvé que les garde-côtes tunisiens volent les moteurs des bateaux qui tentent de fuir le pays, laissant les personnes à bord à la dérive, ce qui a entraîné des décès en mer[22].
Les organisations soussignées rappellent que la Tunisie n’est pas un pays d’origine dit “sûr” pour les personnes tunisiennes. Le pays n’est pas non plus un lieu sûr pour les personnes originaires d’Afrique subsaharienne, les Tunisien.ne.s et les autres personnes étrangères qui fuient le pays. Nous demandons aux autorités de l’Union européenne et à ses Etats membres de cesser leur coopération et leur soutien financier et technique aux garde-côtes tunisiens et au contrôle des migrations en Tunisie et d’assurer un passage sûr pour toutes et tous.
Signataires :
Abolish Frontex
Afrique-Europe-Interact
Alarmephone Sahara
All Included Amsterdam
Arci
Association for Justice, Equality, and Peace (AJEP)
Association Intersection pour les Droits et les Libertés Tunisie
Association pour la promotion du droit à la différence Tunisie
Association Sentiers Tunisie
Association Tunisienne pour les Droits et les Libertés
Association Tunisienne de défense des libertés individuelles
Association Tunisienne de l’Action Culturelle (ATAC)
Association for Juridical Studies on Immigration (ASGI)
Avocats sans frontières (ASF)
Association Tunisienne des femmes démocrates (ATFD)
Associazione Radicali Certi Diritti
Baobab Experience
borderline-europe Human Rights without Borders e.V
Boza Fii
Border Violence Monitoring Network
Campagna LasciateCIEntrare
Carovane Migranti (Italia-Tunisia-Centroamerica)
Comité pour le respect des libertés et des droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT)
Comitee 21 March (Netherlands)
CompassCollective
Dance Beyond Borders
EMERGENCY
EuroMed Rights
Fédération des Associations de Solidarité avec Tou-te-s les Immigré-e-s (Fasti)
Fédération des Tunisiens pour une citoyenneté des deux rives (FTCR)
Flüchtlingsrat Niedersachsen e.V.
Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux (FTDES)
International Justice and Human Rights Centre
iuventa-crew
kritnet – Netzwerk Kritische Migrations- und Grenzregimeforschung
Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme
Louise Michel
Maldusa
Mare*Go Zusammenland e.V
Mare Liberum
Mediterranea Saving Humans
Melting Pot Europe Project
Mem.Med – Memoria Mediterranea
Migrant Solidarity Network
migration-control.info project
Migreurop
Mission Lifeline
Moviment Graffitti
Open Arms
Psychologues Du Monde Tunisie (PDMT)
Reclaim The Sea
Refugees in Libya
Refugees Platform in Egypt
Refugees’ Solidarity Movement
RESQSHIP
R42-sailandrescue
Salvamento Marítimo Humanitario (SMH)
SARAH (Search And Rescue for All Humans)
Sea-Eye
Sea Punks
Sea-Watch
Seebrücke
Solidary Wheels No Borders For Human Rights
SOS Humanity
Statewatch
United4Rescue
Unitat Contra el Feixisme i el Racisme (Catalonia)
Watch the Med Alarmphone
w2eu – Welcome to europe
[1] La constitution nouvellement approuvée recouvre un projet très autoritaire, qui supprime les outils déjà fragiles permettant de garantir la responsabilité politique et pénale du président, et abolit potentiellement la séparation des pouvoirs. https://www.ispionline.it/en/publication/saieds-constitution-authoritarian-project-behind-bottom-curtain-35847
[2] Voir le décret 54 relatif à la lutte contre les infractions liées aux systèmes d’information et de communication utilisés par le régime de Kais Saied pour poursuivre les journalistes et tous ceux qui critiquent le régime.
[3] Lettre d’Amnesty International, de Human Rights Watch, d’Euromed Rights, de la Commission Internationale des Juristes,
[4] Tunisia must immediately stop hate speech and violence against migrants from south of Sahara, UN Committee issues early warning | OHCHR
[5] FTDES (2023): Report Février 2023,https://ftdes.net/rapports/en.fevrier2023.pdf, p.16
[6] Voir les lois discriminatoires à l’encontre des immigrés en Tunisie (loi 07/1968, loi 06/2044 et d’autres)
[7] https://twitter.com/RefugeesTunisia
[8] https://www.middleeasteye.net/news/tunisia-black-refugees-reeling-violent-police-crackdown
[9] https://www.dirittoimmigrazionecittadinanza.it/allegati/fascicolo-n-3-2021/810-templatetunisia/file et https://brill.com/view/journals/emil/24/4/article-p570_5.xml#d2985591e342
[10] https://altreconomia.it/i-rimpatri-record-verso-la-tunisia-paese-sicuro-solo-per-il-governo-italiano/ et https://www.lasciatecientrare.it/navi-e-manette/
[11] Point 1.3.2, Annex, SAR Convention
[12] https://wwwcdn.imo.org/localresources/en/OurWork/Facilitation/Documents/MSC.167%20(78).pdf
[13] Au cours du premier trimestre 2023, 3200 migrants ont été détenus en prison pour “séjour illégal” en Tunisie. (https://ftdes.net/statistiques-migration-2023/)
[14] https://alarmphone.org/en/2021/10/03/chain-of-push-backs-from-tunisian-ports-to-the-libyan-desert/
[15] https://migration-control.info/en/wiki/tunisia/
[16] CMRCC (2023): Struggles Along The Tunisian Route, Echoes, Issue 4, January 2023, https://civilmrcc.eu/echoes-from-the-central-mediterranean/echoes4-jan2023/, p. 13.
[17] Ibid.
[18] https://home-affairs.ec.europa.eu/system/files/2022-11/EU%20Action%20Plan%20for%20the%20Central%20Mediterranean_en.pdf point 3
[19] https://ftdes.net/statistiques-migration-2023/
[20] FTDES (2022) : Politiques meurtrières en Méditerranée : arrêter les naufrages provoqués au large de la Tunisie,
[21] CMRCC (2023) : Les luttes le long de la route tunisienne, Échos, numéro 4, janvier 2023, https://civilmrcc.eu/echoes-from-the-central-mediterranean/echoes4-jan2023/, p. 12.
[22] Alarm Phone, 09.03.2023, https://twitter.com/alarm_phone/status/1633733346164371456 et https://www.theguardian.com/world/2023/mar/30/migration-capital-of-the-med-hope-and-fear-on-unwelcoming-streets-of-tunisia