Tunis, le 25 octobre 2018
La loi de réconciliation dans le domaine administratif
ou l’absence totale de transparence quant à son application
A la suite de la révolution, un processus de justice transitionnelle a été inscrit dans le corpus juridique tunisien pour examiner les graves violations des droits de l’homme commises entre juillet 1955 et décembre 2013, soit jusqu’à la date de l’entrée en vigueur de la loi organique 2013-53, relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation.
Cette loi adoptée par l’Assemblée Nationale Constituante (ANC)[1] précise dans son article premier que la justice transitionnelle « est un processus intégré de mécanismes et de moyens mis en œuvre pour cerner les atteintes aux droits de l’Homme commises dans le passé et y remédier, et ce, en révélant la vérité, en demandant aux responsables de ces atteintes de rendre compte de leurs actes, en dédommageant les victimes et en rétablissant leur dignité afin de parvenir à la réconciliation nationale, préserver et archiver la mémoire collective, d’instaurer des garanties pour que ces atteintes ne se reproduisent plus, et de permettre la transition d’une dictature à un régime démocratique contribuant à la consécration des droits de l’Homme. »
C’est l’Etat qui doit garantir l’application de la justice transitionnelle dans tous ses domaines tel que le dispose l’article 148-9 de la Constitution tunisienne. Or ce processus a connu dès son entame des résistances politiques très fortes.
Les élections législatives et présidentielles de 2014 ont propulsé certaines figures de l’ancien régime au pouvoir. Ainsi, depuis l’accession au pouvoir des voix stigmatisant le processus de justice transitionnelle, ce dernier a subi un bon nombre d’atteintes directes qui risquent de compromettre le devenir de cette étape fondamentale pour la transition démocratique tunisienne.
L’adoption de la loi organique n°2017-62 du 24 octobre 2017 relative à la réconciliation nationale dans le domaine administratif, malgré la limitation de son champ d’application suite aux vives critiques de la société civile, est une action qui compromet profondément les fondements de la justice transitionnelle tels qu’ils sont prévus par la loi n°53.
La loi dite de « réconciliation nationale » prévoit en effet une amnistie pour les affaires ayant eu l’autorité de la chose jugée ou une non responsabilité pénale pour les affaires en cours en faveur des fonctionnaires publics et assimilés, au sens des articles 82 et 96 du Code pénal, qui sont passibles de poursuites pénales ou ayant été jugés et condamnés pour des actes commis durant la période allant du 1er juillet 1955 et le 14 janvier 2011.
Le bénéfice de la loi de réconciliation nationale est assujetti à certaines conditions et les modalités de recours quant à son application sont prévues dans le texte (1). En raison du flou de l’application de cette loi et vu son impact, à priori négatif, sur le processus de justice transitionnelle, Avocats Sans Frontières (ASF), Al Bawsala (AB) et le Forum Tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES) ont entamé des recherches et des procédures pour l’accès à l’information concernant l’application de ladite loi (2).
- L’application de la loi de réconciliation dans le domaine administratif :
- Conditions de l’application de la loi n°62 :
La loi s’applique pour les faits commis entre le 1er juillet 1955 et le 14 janvier 2011. Sont bénéficiaires de cette loi les fonctionnaires publics ou assimilés ayant causé un préjudice à l’administration ou ont contrevenu aux règlements et qui ont procuré à un tiers un avantage injustifié.
Les fonctionnaires publics ou assimilés ne doivent pas avoir tiré bénéfice de ces actes et cette loi ne leur est pas appliquée si les faits constituent des actes de corruption ou de détournement de fonds[2].
L’application de la loi s’étend aux montants de dédommagement du préjudice matériel et moral au bénéfice de l’Etat, des collectivités locales ou des entreprises publiques[3].
Ainsi, la loi de « réconciliation nationale » dans le domaine administratif ne prévoit aucun dispositif qui permet d’établir le contexte, la vérité et les conditions qui ont favorisé la commission des actes répréhensibles. Elle n’exige aucune déclaration d’honneur de la part du bénéficiaire de l’amnistie quant à la véracité des faits ou des procédures particulières pour la vérification des données de l’affaire en question.
Certes, l’article 7 de la loi n°62 prévoit la reprise des poursuites, des procès ou l’exécution des peines si le bénéficiaire du certificat d’amnistie avait sciemment altéré la vérité, mais la loi ne prévoit aucune procédure particulière qui règlemente ou encadre ce revirement.
- Les procédures prévues par la loi n°62 :
L’article 2 de la loi indique que les fonctionnaires publics et assimilés ne sont pas responsables pénalement pour les faits commis qui sont couverts par ladite loi. Ainsi, dans les affaires en cours, la justice tunisienne est amenée à prononcer un non-lieu au profit des fonctionnaires publics ou assimilés qui avaient, avant le 14 janvier 2011, contrevenus aux règlements ou causés un préjudice à l’administration et qui ont procuré à un tiers un avantage injustifié à condition qu’ils n’aient pas tiré un bénéfice personnel de ces actes.
A côté de cette irresponsabilité pénale, l’article 3 prévoit une amnistie pour les mêmes faits. La procédure d’amnistie concernera les fonctionnaires publics ou assimilés qui ont fait l’objet d’un jugement ayant acquis l’autorité de la chose jugée. Pour bénéficier du certificat d’amnistie, les fonctionnaires publics ou assimilés doivent saisir le Procureur Général auprès de la Cour d’appel territorialement compétent.
Les recours contre les certificats d’amnistie sont possibles devant un comité composé du premier président de la Cour de cassation et de deux membres choisis parmi les présidents de chambre les plus anciens auprès de ladite cour avec une représentation du ministère public.
Ce recours peut être introduit par toute personne concernée au moyen d’une demande écrite accompagnée des justificatifs prouvant la véracité des prétentions du demandeur[4]. Le comité statue sur le recours dans un délai ne dépassant pas un mois à compter de sa saisine.
A noter, un an après l’entrée en vigueur de la loi, aucune publicité n’a été faite à ce jour quant à la création de ce comité.
Aussi, il n’y a eu aucune publicité, communication ou information officielle à propos de l’application de la loi n°62. A vrai dire, la loi n’impose pas de publicité quant à la délivrance des certificats d’amnistie ni la publication des décisions du comité.
N’ayant aucune donnée concrète à ce sujet, Avocat sans Frontières avec ses partenaires essayent d’avoir accès à ces informations afin d’en tirer les conclusions par rapport au processus de justice transitionnelle.
- Les informations relatives à l’application de la loi n°62
- Demandes d’accès à l’information à propos de l’application de la loi n°62 :
Durant le mois de mars 2018, soit 5 mois depuis l’entrée en vigueur de la loi n°62, ASF, AB et le FTDES ont saisi les Procureurs Généraux auprès des Cours d’appel de Tunis, Bizerte, Sousse, Nabeul, Sfax, et Gabes afin de solliciter des statistiques sur l’application de la loi n°62 et notamment en ce qui concerne le traitement des demandes d’amnistie et le nombre de certificats d’amnistie octroyées depuis l’entrée en vigueur de ladite loi.
Ces demandes déposées auprès des Procureurs Généraux se sont basées sur le droit d’accès à l’information consacré par la Constitution tunisienne[5] et par la loi organique n°2016-22, relative au droit d’accès à l’information. Cette loi garantit le droit à l’accès à l’information pour toute personne physique ou morale et a pour objectif, entre autres, le renforcement des principes de transparence[6].
A ce jour, nous n’avons eu aucune réponse officielle par rapport à ces demandes faites il y a plusieurs mois, malgré le fait que les organismes sollicités soient tenus de répondre à toute demande d’accès à l’information dans un délai ne dépassant pas vingt (20) jours, à compter de la date de la réception de la demande[7].
L’exception au droit d’accès à l’information prévue à l’article 24 de la loi n°22[8] notamment celle liée à la protection de la vie privée et des données personnelles ne peut être invoquée dans le cadre des demandes déposées par les trois partenaires car les certificats d’amnistie concernent des décisions judiciaires ayant acquis l’autorité de la chose jugée qui par essence doivent être accessibles à toute personne intéressée : la publicité est un principe fondamental du fonctionnement de la justice.
Au niveau de deux Cours d’appel, ASF, AB et le FTDES ont su informellement qu’à ce jour, aucun certificat d’amnistie n’aurait été délivré[9]. Les avocats qui ont été chargés de rédiger et de suivre les demandes sont en train de contacter les Procureurs Généraux pour avoir des réponses formelles à ce sujet. Cependant, au niveau de la Cour d’appel de Tunis, il nous a été indiqué à titre informel que des demandes pour bénéficier du certificat d’amnistie ont été bien reçus par le Procureur Général.
Il se peut qu’il n’y ait eu aucun certificat d’amnistie délivré à ce jour et ceci est fort probable vu que la loi organique relative à la réconciliation dans le domaine administratif est récente. Aussi, vu la lenteur de la justice, il se peut que les affaires ayant eu l’autorité de la chose jugée ou que les parties concernées n’ont pas vu un grand intérêt de demander des certificats d’amnistie. Mais ceux-ci ne sont que des suppositions en l’absence d’informations de la part des autorités et à défaut de réponses formelles à nos demandes d’accès à l’information.
- L’utilisation de l’’irresponsabilité pénale en application de l’article 2 de la loi n°62 :
Il a été constaté depuis l’entrée en vigueur de la loi de réconciliation dans le domaine administratif, une application de son article 2 dans certains procès.
Ainsi, la Cour de cassation, le 04 janvier 2018, a cassé la décision de la Cour d’appel du 03 avril 2017 sans renvoi au profit d’un accusé, vu qu’il s’agit d’un fonctionnaire public qui selon la Cour remplit les conditions du bénéfice de la loi de réconciliation dans le domaine administratif.
Dans cette affaire, une banque publique a accordé un prêt de 3,3 millions de dinars à une société appartenant au frère de l’épouse de Ben Ali pour l’acquisition d’un immobilier à Sousse dans un terrain classé zone agricole. A la suite de ce prêt qui aurait été accordé sans le respect des règlementations en vigueur, la zone dans laquelle figure le terrain en question est devenue constructible par décret présidentiel.
Dans l’affaire de la chanteuse Maria Carey qui avait en 2006 effectué deux concerts en Tunisie, la Cour d’appel en mai 2018 avait prononcé l’arrêt de poursuites à l’égard de certains hauts fonctionnaires publics et ce en vertu de la loi organique relative à la réconciliation dans le domaine administratif.
Des ex ministres notamment de la défense nationale ont été acquittés par le tribunal militaire dans l’affaire du palais de Sidi Dhrif. Dans cette affaire un terrain appartenant au ministère de la défense nationale a été cédé à Ben Ali pour y construire un palais.
Dans une affaire qui a été évoquée au sein de l’Assemblée des Représentants du Peuple, un cadre a été nommé au sein du ministère de l’éducation nationale avant la promulgation de la loi n°62 alors qu’il était poursuivi dans l’affaire Espace Alyssa[10]. Suite à sa condamnation en première instance, le cadre en question a bénéficié durant l’appel des dispositions de la loi n°62.
Aujourd’hui aucune autorité ne promeut la correcte publicité de ces affaires. Le pouvoir en place ne semble pas donner de l’importance aux affaires en lien avec l’ancien régime. Ceci est aussi constaté dans le cadre des audiences relatives à la justice transitionnelle, qui malgré leurs importances, se déroulent dans un silence abasourdissant.
Une année, jour pour jour, s’est écoulée depuis la promulgation de la loi organique relative à la réconciliation dans le domaine administratif, et jusqu’à ce jour et contrairement à ce qui a été évoqué dans son article premier[11], elle ne servirait, d’après les rares données disponibles, qu’à blanchir les fonctionnaires publics qui ont causé des préjudices à l’Etat.
Les autorités devraient assurer la transparence quant à l’application de la loi n°62 afin que le large public soit informé sur les violations commises dans le passé et que toute personne intéressée puisse dénoncer les mesures prises en application de ladite loi.
[1] Assemblée élue au suffrage universel direct en vue notamment de rédiger une nouvelle Constitution tunisienne. Celle-ci a été promulguée le 27 janvier 2014.
[2] Art. 2§2 de la loi n°62.
[3] Art. 3§2 de la loi n°62
[4] Art. 5§3 de la loi n°62.
[5] Art. 32 de la Constitution tunisienne : l’Etat garantit le droit à l’information et le droit d’accès à l’information.
[6] Art.1 de la loi n°22.
[7] Art. 14 de la loi n°22. Le délai de vingt (20) jours prévus par cet article peut être prolongé de dix (10) jours avec notification au demandeur d’accès, lorsque la demande porte sur l’obtention ou la consultation de plusieurs informations détenues par le même organisme (Art. 19 de la loi n°22).
[8] Art. 24 de la n°22 : L’organisme concerné ne peut refuser l’accès à l’information que lorsque ceci entraînerait un préjudice à la sécurité ou la défense nationale ou les relations internationales y liées ou les droits du tiers quant à la protection de sa vie privée, ses données personnelles et sa propriété intellectuelle.
[9] Une mention à ce propos a été indiquée dans le récépissé de la demande d’accès à l’information et signée par le secrétariat du Procureur Général.
[10] Un espace appartenant au ministère de l’environnement a été loué aux proches de l’épouse de Ben Ali pour l’exploiter à titre personnel.
[11] Article premier loi n°62 : La présente loi organique a pour objectif d’instaurer un environnement propice à même d’encourager notamment la liberté de l’initiative au sein de l’administration, de promouvoir l’économie nationale et de renforcer la confiance dans les institutions de l’Etat, et ce à l’effet de réaliser la réconciliation nationale.