Le 7 avril 2020, le « consortium d’évaluation »[1] des Accords d’Association Euro-Mediterranéens[2] a publié son rapport intermédiaire[3]. Cette évaluation, commandée par la Commission Européenne, a déjà été critiquée par 24 organisations des six pays méditerranéens concernés et d’Europe[4], en décembre dernier. Certaines organisations avaient aussi soumis leurs commentaires sur les termes de référence[5]. Malgré l’ensemble de ces contributions et critiques, ainsi que les consultations tenues sur le sujet de cette étude[6], nous observons que cette évaluation ne dévie pas de sa trajectoire. Nous avons en plus soumis le 8 mai dernier des questions précises[7] à l’équipe d’évaluation pour améliorer son contenu et nous notons quelques améliorations à la marge dans le rapport intermédiaire[8].
Toutefois, ces améliorations marginales sont encore loin de permettre de considérer les résultats de cette étude satisfaisants pour évaluer réellement les Accords d’Association. L’enjeu est d’autant plus important que cette étude est censée évaluer l’impact du précédent accord de libre-échange pour éclairer les négociations de l’ALECA. A la lumière de ce nouveau rapport, il est donc essentiel de répéter aujourd’hui les critiques que nous avions faites en décembre dernier et en 2017 :
– Le modèle macroéconomique utilisé est toujours incohérent avec ses objectifs et imposé par la Commission Européenne, ce qui révèle une violation au principe d’indépendance, les évaluateurs ayant seulement analysé les résultats fournis par la Commission Européenne. De plus, c’est un modèle avec des présupposés néolibéraux qui sont connus pour leurs résultats toujours positifs en termes de croissance, de prix et de salaires, ce qui est contredit par d’autres modèles.
– Ce modèle est complété par une analyse statistique et des cas d’études. Ceux-ci sont trop partiels et superficiels pour compenser les manquements du modèle, notamment le fait qu’il n’évalue pas l’impact de l’accord dans le temps et par des données empiriques.
– Les apports et l’implication de la société civile ne sont toujours pas pris en compte.
– La méthodologie est toujours tournée sur l’évaluation des conséquences sur les flux commerciaux, alors que ce sont les conséquences de ces accords sur la manière dont les économies sont structurées et donc sur ses conséquences sociales, budgétaires ou environnementales qui devraient réellement être placées au centre de l’évaluation.
– Les études de cas dans la partie développement durable est très approximative et superficiel. Elle utilise des indicateurs qui ne semblent pas appropriés[9] et donnent des résultats qui sont contredits par les données empiriques[10]. Cette partie développement durable ne suit ni les lignes directrices de l’ONU[11], ni celles de la Commission Européenne elle-même[12].
– Le fait que les rapports publiés soient uniquement en langue anglaise est très dommageable, puisque beaucoup de personnes, notamment en Afrique du Nord, ne maitrisent pas cette langue. A minima, un résumé aurait dû être disponible en français et en arabe.
– La qualité du rapport et des analyses souffre terriblement de la demande d’évaluer six accords en même temps, d’une manière comparable. Le rapport lui-même le reconnait[13] dans la mesure où les analyses sur chaque pays sont très partielles et ne vont pas dans une analyse en profondeur.
Ainsi, le manque d’indépendance, la priorité donnée aux aspects commerciaux à la place des aspects humains, et la superficialité de ce rapport l’empêchent de pouvoir être reconnu comme une évaluation crédible des Accords d’Association. En conséquence, le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux :
– Rappelle les apports faits par la société civile, cités dans ce communiqué, et appelle à leur prise en compte.
– Appelle une nouvelle fois à la reformulation de l’étude pour mettre les conditions et les droits humains, économiques, sociaux et environnementaux en son centre.
– Appelle à des rapports d’évaluation par pays, plus complets que le rapport général, en anglais, en arabe et en français.
– Appelle à ce que le rapport final soit publié en anglais, en arabe et en français dans son intégralité.
– Rappelle que si cette étude d’évaluation ne pourra être considérée comme mesurant l’impact des Accords d’Association si elle n’est pas radicalement transformée, la réponse aux questions et remarques de la société civile est essentielle et permettra que le rapport final ait le plus de valeur informative possible.
Questions adressées au consortium d’évaluation :
Questions générales :
1- Le rapport indique que l’évaluation a été difficile à réaliser en raison du nombre d’accords de libre-échange (ALE) à évaluer. En effet, on peut avoir du mal à saisir la conséquence d’un ALE individuel. Pourriez-vous procéder à des analyses approfondies pour chaque pays ?
2- Pourquoi n’avez-vous pas prévu d’évaluer l’impact des ALE sur l’évolution des inégalités dans les pays partenaires ?
3- Comme étapes futures, l’étude “fournira des informations supplémentaires sur l’impact sur les consommateurs, sur les recettes de l’Etat et sur l’économie informelle”. Ces éléments devraient être des parties essentielles de l’évaluation, et faire l’objet d’une enquête approfondie sur leur évolution et sur l’influence des ALE, n’est-ce pas ? Pourriez-vous les étudier en profondeur au lieu de vous contenter de fournir des informations supplémentaires ?
4- “En raison de la nature de l’exercice, les résultats ne peuvent être compris comme les “effets de la mise en œuvre des ALE Euro-Mediterranéens mais plutôt comme la “valeur des préférences Euro-Med”, exprimée en termes de PIB, de bien-être, de commerce, de production et d’émissions environnementales. En tant que tels, ils ne peuvent pas être directement comparés aux changements réellement observés dans les échanges commerciaux et autres données”. (p.97). Que peut-on réellement déduire de l’étude en termes de changements réels déclenchés par l’AA ? Pourriez-vous faire apparaître la déclaration ci-dessus ainsi que la réponse à cette question dans le rapport final ?
5- On peut remarquer que la plupart des échéances (surtout les graphiques) présentées se situent dans la période 2007-2018 alors que beaucoup d’ALE, notamment ceux avec la Tunisie et le Maroc, sont entrés en vigueur bien plus tôt (1998 et 2000 respectivement). Pourriez-vous ajuster tous les chiffres et graphiques afin d’obtenir un tableau complet ? Lorsque les graphiques commencent 10 ans avant l’entrée en vigueur de l’AA (1988 donc, du moins pour la Tunisie) et que le point d’entrée en vigueur de l’accord est indiqué clairement grâce à une barre ou une flèche, cela est très utile.
6- Dans de nombreuses parties du rapport, en particulier dans les études de cas, il est affirmé que les chaînes de valeur devraient être étudiées plus en détail pour mieux comprendre les processus qui se sont produits. Pourriez-vous mener une analyse aussi détaillée, au moins pour les études de cas (y compris celles sur la durabilité) ? Ce faisant, pourriez-vous fournir une analyse sur le remplacement ou non de la production locale par des importations dans les secteurs qui ont montré le plus de variation ainsi que sur le type d’acteurs qui ont bénéficié ou souffert de l’ALE (qui sont les gagnants et les perdants tout au long de la chaîne de valeur) ?
Analyse économique :
7- Avant de se tourner vers le modèle, l’étude tente de saisir ce qui s’est réellement passé. Cependant, cette partie se concentre principalement sur l’évolution des marges de préférence tarifaire, qui est un indicateur intéressant mais qui est loin de tout dire. Pourriez-vous compléter cette analyse par l’étude d’autres indicateurs ? Vous pourriez par exemple analyser des séries chronologiques statistiques, afin de voir quels échanges industriels / agricoles ont augmenté ou diminué, comment la croissance de ces échanges a changé, puis comparer cela avec l’évolution des productions nationales, sa part dans les exportations et dans les exportations (en général et vers l’UE pour chaque secteur), sa part dans les approvisionnements nationaux, sa situation dans les chaînes de valeur et la valeur capturée et conservée sur le territoire national… Tout cela en comparant les situations avant et après les ALE.
8- Pourquoi n’avez-vous pas fait un total des estimations du modèle sur la production ? Pourriez-vous faire apparaître ces totaux ?
9- Lorsque j’ai fait ces totaux, j’ai trouvé les chiffres suivants (en millions d’euros) : -380 pour l’Egypte, -43 pour la Jordanie, -591 pour le Maroc, +785 pour la Tunisie, +269 pour l’UE. Cela m’amène à me demander : comment se fait-il que le modèle donne une croissance positive du PIB dans tous les pays alors qu’il y a une baisse réelle de la production pour certains d’entre eux ?
10- PME : le rapport intérimaire indique qu’une enquête sera menée sur les réussites d’intégration aux flux commerciaux des PME. Bien qu’elles soient intéressantes, quelques histoires de réussites ne sauraient avoir leur place dans le cadre d’une telle évaluation. Par exemple, si nous disons hypothétiquement qu’il y a une histoire de réussite pour 100 entreprises qui ont fermé à cause de l’ALE, on sera très loin de comprendre ce qui s’est passé. L’examen des cas de réussite ne semble donc pas instructif. Elle ne répond pas à une critique qui avait été faite à l’encontre des AA, qui ont peut-être détruit une grande partie du tissu industriel dans certains pays. Par conséquent, pourriez-vous plutôt analyser dans quelle mesure les PME et l’ensemble du tissu industriel des secteurs industriels des PME ont dû faire face à une concurrence plus forte, et comment elle a évolué en conséquence ?
Études de cas économiques :
11- Pourquoi n’avez-vous pas utilisé de données nationales dans les études de cas ? Pourriez-vous utiliser des données nationales afin de fournir une analyse plus approfondie et plus complète pour chaque pays ?
12- Pourriez-vous aborder certains éléments manquants, tels que l’évolution des tarifs par rapport à l’évolution réelle des exportations et des importations et l’influence de celles-ci ?
13- Comment se fait-il que la Tunisie puisse maintenir des droits de douane élevés pour les importations industrielles dans le cadre de l’accord alors qu’elle est censée les faire tomber à zéro (comme c’est le cas pour d’autres pays) ? Cela pourrait-il être une raison de ses meilleures performances relatives dans le cadre de l’ALE ?
Droits de l’homme :
14- Quelles lignes directrices avez-vous utilisées pour formuler l’évaluation des droits de l’homme ? Dans une lettre de la Commission européenne, ils ont indiqué que vous pourriez suivre les “Lignes directrices sur l’analyse des incidences sur les droits de l’homme dans les évaluations d’impact des initiatives politiques liées au commerce” de la Commission. Si c’est le cas, pourriez-vous préciser les différents processus indiqués dans ces lignes directrices, à savoir le screening, le scoping et l’évaluation détaillée, qui ne sont pas apparents dans le rapport intérimaire ?
15- Il est également essentiel de suivre les principes directeurs des Nations unies sur les évaluations d’impact des accords de commerce et d’investissement sur les droits de l’homme. Les points suivants présentent un intérêt particulier : “Sur la base des résultats de l’étude d’impact sur les droits de l’homme, il existe une série de réponses lorsqu’une incompatibilité est constatée, notamment, mais pas exclusivement, les suivantes : (a) résiliation de l’accord ; (b) modification de l’accord ; (c) insertion de sauvegardes dans l’accord ; (d) octroi d’une compensation par des États tiers ; (e) adoption de mesures d’atténuation” (p.8). Utiliseriez-vous les lignes directrices de l’ONU dans leur ensemble, et feriez-vous usage de cette ligne directrice spécifique ?
Étude de cas sur l’emploi :
16- Comment se fait-il que l’étude de cas sur l’emploi semble analyser les conséquences économiques des ALE plus en profondeur que l’analyse économique réelle ?
17- Une équivalence est faite entre la production sectorielle et l’emploi pour l’analyse du modèle économique. Cette équivalence est pertinente “dans la mesure où l’intensité de travail ne change pas”. Pourriez-vous compléter votre analyse en étudiant ces changements ?
18- Pourquoi n’avez-vous pas inclus une étude sur la situation de l’emploi dans chaque pays ? Les tendances de l’emploi sont complexes et dépendent de plusieurs facteurs, donc ne pas analyser les tendances au sein de chaque pays semble résulter en une analyse “sortie de nulle part”.
19- Pourriez-vous également approfondir l’analyse, en étudiant si les personnes qui sont venues travailler dans les secteurs du textile et de l’habillement et des produits chimiques, des plastiques et du caoutchouc entraient sur le marché du travail, ou si elles changeaient d’emploi, quelles étaient leurs conditions de travail comparatives (niveaux de salaire, heures travaillées, santé, conditions de travail générales…) à la fois par rapport à avant leur entrée dans le secteur et l’évolution progressive de ces conditions ?
20- Par ailleurs, comment l’étude peut-elle conclure qu’une amélioration de la balance commerciale se traduit par des avantages en termes d’emploi ? En effet, les auteurs affirment que de nombreux facteurs sont en jeu, principalement le contenu technologique, “la mesure dans laquelle les produits importés sont en concurrence avec les produits nationaux”, l’ampleur du détournement des échanges, l’ampleur de l’activité réelle qui est créée ou détruite à la suite de ces évolutions et dans quelle mesure ces activités ajoutées/supprimées emploient des travailleurs. Pourriez-vous analyser ces mêmes facteurs afin de donner une image plus adéquate de la situation ?
Analyse de l’impact environnemental :
21- Pourriez-vous expliquer pourquoi vous avez choisi d’utiliser l'”indice de performance environnementale, développé à l’université de Yale” ? Pourquoi avez-vous utilisé un indicateur agrégé ? Quels sont les avantages et les défauts de cet indicateur ? Quels sont les autres indicateurs disponibles et comment les avez-vous comparés ?
22- Quels étaient les autres moyens disponibles pour mesurer l’état de l’environnement ?
23- Pourriez-vous analyser les impacts environnementaux en examinant les secteurs qui sont censés avoir augmenté et diminué dans chaque pays ? En analysant l’impact spécifique de ces secteurs les plus importants (en termes d’utilisation des sols, d’utilisation de l’eau, de pollution de l’eau, de pollution de l’air, d’émission de CO2, de quantité de déchets, de qualité de l’élimination des déchets), pourriez-vous fournir une analyse plus approfondie et plus complète ?
24- En décomposant les différents critères de l’indicateur de performance environnementale, et sa décomposition en “santé environnementale” et “vitalité de l’écosystème”, on peut observer plusieurs paradoxes. Par exemple, plus la consommation d’eau est élevée, plus la “qualité de l’eau” est meilleure, et donc la “santé environnementale” est plus forte. En même temps, le niveau de “ressources en eau” baisse et donc la “vitalité de l’écosystème” est plus faible, mais globalement l’indicateur final est plus élevé. Dans l’ensemble, il semble que l’indicateur sera plus élevé lorsque la consommation, la pollution et les services environnementaux fonctionnent à un régime élevé. Pourriez-vous justifier un tel mécanisme, étant donné qu’il n’a pas été prouvé qu’un PIB plus élevé entraîne un impact environnemental plus faible, mais que les études tendent à aller dans le sens contraire ?
25- En termes d’émissions de CO2, le modèle donne des résultats de réduction surprenants dans l’ensemble, alors qu’il entraîne également une croissance du PIB. Nous savons empiriquement que jusqu’à présent, une croissance plus forte entraîne une augmentation des émissions. On peut penser que la réduction observée est due à une contraction de la production, mais le cas de la Tunisie contredit cela, puisque ce pays voit une réduction importante des émissions de CO2 tout en voyant sa production et la croissance de son PIB augmenter le plus selon le modèle. Comment expliquez-vous un tel résultat ? Pourriez-vous également expliquer en donnant un aperçu de la façon dont le modèle est construit ?
26- Si vous pensez que cela est surtout dû à la contraction/expansion de secteurs spécifiques, pourriez-vous approfondir l’analyse en la comparant à la réalité, c’est-à-dire aux émissions réelles des secteurs qui ont diminué au profit des secteurs qui ont augmenté, d’autant plus que le modèle n’évalue pas correctement l’impact de l’évolution des secteurs (comme vous le dites et comme vous le montrez dans certaines études de cas) ? En un mot, pourriez-vous fournir des preuves empiriques ?
[1] Le consortium est composé d’Ecorys, de la FEMISE (Forum euro-méditerranéen des instituts de sciences économiques) et de CASE (Center for Social and Economic Research).
[2] 6 accords sont évalués, entre l’Union Européenne et l’Algérie, l’Egypte, la Jordanie, le Liban, le Maroc, la Tunisie.
[3] Disponible au lien suivant (en anglais seulement) : https://www.fta-evaluation.com/eu-mediterranean/2020/04/02/publication-of-interim-report/
[4] Lien vers la déclaration : https://ftdes.net/declaration-des-associations-de-la-societe-civile-accords-dassociation-euro-mediterraneens-le-mirage-de-letude-devaluation/
[5] Voir : https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/1199-Evaluation-of-six-Euro-Med-FTAs
[6] Une consultation dans chaque pays, et une virtuelle le 30 avril dernier pour les organisations européennes. La majorité des participants aux consultations étaient des représentants des secteurs privés.
[7] Voir ci-dessous les questions posées par le FTDES. Les évaluateurs nous ont affirmé qu’ils prendraient le temps de nous répondre.
[8] Notamment la reconnaissance que le modèle macroéconomique utilisé n’évalue pas l’impact réel des accords mais en estime leur valeur.
[9] En particulier, nous avons relevé des biais dans l’indicateur de « performance environnementale » (EPI) utilisé, qui accroit son score mécaniquement avec l’utilisation de ressources naturelles par exemple. De même, le commerce de « biens environnementaux » est analysé longuement alors qu’un tel commerce nous dit peu sur la réalité environnementale d’un pays.
[10] Par exemple, l’étude affirme que les Accords auraient permis une diminution des émissions de CO2, tout en augmentant la croissance. Or le niveau de croissance est empiriquement un facteur déterminant qui mène aux augmentations d’émissions de CO2.
[11] https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/RegularSession/Session19/A-HRC-19-59-Add5_en.pdf
[12] https://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2015/july/tradoc_153591.pdf
[13] Page 350 du rapport intermédiaire.